II. L'école française de fortification au XVIIe siècle
Le
Mémoire sur la citadelle de Saint-Jean-Pied-de-Port, signé par
Monsieur de Vauban, Commissaire aux fortifications de Louis XIV, le 6
décembre 16851,
nous apprend d’abord qu’elle a été bâtie sur le site même
d’un château fort médiéval, probablement ruiné par une
artillerie en plein essor, dont seul le donjon est à cette date
encore debout. La citadelle qu’il décrit se présente de manière
indubitable comme une citadelle bastionnée, édifiée antérieurement
à son inspection. Elle est donc l’œuvre d’un plus ou moins
lointain précurseur de Vauban, qui l’aurait construite à la fin
de la Renaissance ou à l’époque Baroque. En effet, la
fortification bastionnée apparut et se généralisa en Europe durant
cette période, en réponse aux progrès décisifs que l’artillerie
venait de connaître à la fin du Moyen-Âge. Une école d’ingénieurs
militaires, comprenant de remarquables théoriciens, naquit en France
dans les premières années du XVIIe siècle. Elle atteignit son
apogée avec les chefs-d’oeuvre de Vauban dont le génie et la
stature éclipsèrent le professionnalisme de ses prédécesseurs à
un point tel que nombre de réalisations qui lui sont antérieures,
lui sont souvent attribuées. La citadelle de Saint-Jean-Pied-de-Port
ne déroge pas à la règle. Il convient donc de rappeler les
principales étapes de la naissance et de l’essor de l’architecture
bastionnée en Europe du milieu du XVIe à l’orée du XVIIIe
siècles, ainsi que les principales écoles d’ingénieurs
du Roy,
dont la connaissance s’est récemment enrichie grâce aux travaux
universitaires déjà cités2.
Il importe, en effet, de replacer les différentes étapes de la
construction de la citadelle de Saint-Jean-Pied-de-Port dans le cadre
de l’essor et du développement de la fortification bastionnée en
France, afin de déterminer comment elles s’insèrent dans cette
histoire. Ainsi devrait-il être loisible de préciser les périodes
et les artisans probables de sa construction et ainsi d’apprécier
son intérêt patrimonial.
21- Les PROGRES de l’ARTILLERIE3 à l’aube de la RENAISSANCE
L’Antiquité
connaissait déjà, à côté des engins d’assaut comme le bélier,
des machines capables d’expédier dans les villes assiégées, des
blocs de pierre, des traits lourds ou des projectiles
incendiaires. Il s’agit de la catapulte ou pierrier,
de l’onagre, sorte de catapulte allégée, de la baliste,
engin à tir tendu sur le principe de l’arc tirant des pierres ou
des traits pouvant atteindre 2 mètres de long. Flavius Josèphe
rapporte qu’au siège de Jérusalem, les pierriers romains
lançaient des projectiles de 25 à 30 kilogrammes à une distance de
4 à 5000 mètres. Le Moyen-Âge perfectionna ces engins avec une
préférence pour les engins à bascule sur ceux fondés sur
l’élasticité. Le pierrier devint ainsi trébuchet, La
baliste s’agrandit pour tirer des traits empennés de fer
atteignant 4 mètres, ou devint un mangonneau. Leur
miniaturisation fit naître l’arc-baliste, qui devint
arbalète lançant des carreaux capables de percer les
armures. L’arbalète lançant des galets devint arquebuse,
qui plus tard tira des balles de métal. Tous ces engins de siège,
qui nécessitaient des connaissances techniques spécifiques, étaient
fabriqués par des enginieurs.
La
découverte de la poudre noire, par les Chinois ou les Arabes, dès
le XIe siècle, faite de salpêtre, de soufre et de charbon de bois
(respectivement dans des proportions de 75, 12,5 et 12,5 pour cent),
permit initialement de fabriquer des produits incendiaires comme le
feu grégeois. Au Moyen-Âge, naquit le bâton à feu,
ancêtre du lance-flammes, qui, à la proue des navires devint bouche
à feu. Il est à l’origine des arquebuses utilisées à partir
de la fin du XVe siècle, et des mousquets nés en Espagne au début
du XVIe siècle, qui équipèrent les armées jusqu’à l’apparition
du fusil. Ces engins, comme les machines de siège, étaient
fabriqués par les ‘enginieurs’. Progressivement, ils
constituèrent l’artillerie, organisation de gestion,
stockage et transport de ces armes, placée aux ordres d’un Grand
maître. Le mot « artillerie », qui se trouve
dans des textes à partir de 1248, vient du latin ars, artis,
comme les mots : art, artisan, artifice, qui donne dans l’ancien
français le verbe artiller qui signifie armer, munir d’engins
de guerre.
A
partir de la fin du XIIIe siècle, à la vieille artillerie celle des
catapultes, trébuchets, balistes et arbalètes, vint s’ajouter une
artillerie à feu qui utilisait la poudre noire comme propulsif,
poudre dont les conditions de fabrication améliorées augmentaient
la puissance. En France, en 1354, un capitaine général des poudres,
relevant du grand maître des arbalétriers contrôlait les faiseurs
de poudre. Au XIVe siècle, les armes à feu évoluèrent dans deux
directions opposées :
-
la miniaturisation conduisit à réaliser des armes portatives, couleuvrines et serpentines, servies par deux hommes, projetant des cailloux, puis des traits lourds, les carreaux à pointe de fer et empennage en métal, finalement des balles de fer ou de plomb. L’allégement de la couleuvrine donna la couleuvrine à main, qui devint arquebuse à feu lançant des balles de fer ou de plomb ;
-
la recherche de la puissance fit construire les mortiers, lançant de gros boulets et des engins incendiaires, ainsi que les premiers canons réalisés en fer, faits de lames de fer forgé, soudées entre elles et cerclées de fer, ou bombardes, matériels courts, (les pièces plus légères étant appelées veuglaires) se chargeant par la bouche et lançant de gros boulets en pierre, sous un angle à l’origine de 45°.
La
tradition veut que les bouches à feu du roi aient servi pour la
première fois en 1328 sous le règne de Philippe VI de Valois. Leur
emploi principal consistait à bombarder les assiégés et faire des
brèches dans les murailles, les canons longs à tir tendu complétant
ainsi le rôle des mines. Egalement utilisées pour renforcer les
défenses, les canons étaient peu employés dans les batailles où
leur rôle se limitait à impressionner les combattants et à semer
la panique chez les chevaux. Dans la seconde moitié du XIVe siècle,
ils lançaient à une portée de quelques centaines de mètres et à
une cadence de 10 à 20 coups par jour, des boulets de pierre pouvant
atteindre plusieurs centaines de livres.
L’invention
du boulet métallique, né des progrès de l’extraction minière et
de la modernisation de la métallurgie provoqua une révolution
militaire. L’artillerie, ainsi née au XIVe siècle connut des
progrès rapides, au milieu du XVe siècle, en France durant le règne
de Charles VII (1422-1461), sous l’impulsion des frères Jean et
Gaspard Bureau4,
tous deux des civils, officiers de justice puis des finances. Ils
transformèrent ainsi les conditions de la guerre. La véritable
révolution, tant tactique que stratégique, fondée sur les progrès
décisifs des techniques métallurgiques, que connut alors
l’artillerie5
concerna particulièrement :
-
la poudre avec la découverte d’une nouvelle technique de fabrication de la poudre à canon, qui permit d’accroître la portée des pièces d’artillerie ;
-
les bouches à feu dans la construction desquelles le fer forgé fut remplacé par la fonte de fer (à partir de 1430 semble-t-il), puis par le bronze, dont le poids n’atteignait ainsi que de deux à quatre tonnes, qui furent bientôt équipées de tourillons facilitant leur pointage ; bientôt, seules les pièces de marine furent fondues en fonte de fer ;
-
les munitions avec le remplacement du boulet en pierre par les boulets métalliques, en fer forgé puis en fonte de fer, dont le calibre est compté en livres (1 livre = 489 grammes poids du Roi), l’obus de 4 pesait presque 2 kilogrammes et celui de 24 près de 12 kilogrammes pour un diamètre pouvant atteindre 15 centimètres ;
-
les affûts avec l’apparition des premiers affûts légers à grandes roues solides qui conférèrent une meilleure mobilité aux pièces d’artillerie de campagne, tandis que l’affût des mortiers et des grosses pièces restait simple et massif.
On
essaya également les boulets de fer chauffés au rouge, puis des
boulets creux, nommés coquilles,
remplis de poudre et garnis d’une mèche destinés à allumer des
incendies dans les villes assiégées. Les frères Bureau
normalisèrent les calibres, c’est-à-dire le poids, exprimés en
livres, des boulets. Les sept calibres de France de 2, 4, 8, 16, 32,
48 et 64 livres correspondaient à des diamètres de 60 à 200
millimètres environ6.
Vers 1450, le roi de France, Charles VII, disposait d’une
artillerie de près de quatre cents pièces de toute nature, servies
par 3 000 personnels civils pour une armée de 50 000
hommes dont 15 000 de troupes permanentes.
Ces
progrès de l’artillerie, à partir du milieu du XVe siècle,
entraînèrent une révolution de la guerre de sièges en
bouleversant l’équilibre instauré au Moyen-Âge entre attaque et
défense. Le canon avec son boulet métallique devint capable de
faire une brèche dans les murailles. Il domina ainsi les sièges,
donc la guerre. Les canons étaient utilisés en tir direct, appelé
de but-en-blanc pour battre en brèche, c’est-à-dire
en concentrant leurs tirs sur un point particulier de la muraille
pour y créer des saignées verticales et horizontales qui formaient
une brèche qui se transformait en une ouverture par laquelle
pouvaient s’engouffrer les troupes d’assaut. Vauban estimait
nécessaires mille coups à bout portant pour créer une telle
brèche. Ainsi les progrès de l’artillerie donnèrent l’avantage
à l’attaquant qu’ils rendirent capable de prendre d’assaut les
places en y pénétrant par les brèches dans les murailles réalisées
par l’artillerie, tel fut le cas au siège de Bayonne, en 1451,
l’un des derniers sièges de la Guerre de Cent ans. Ainsi
l’artillerie contribua largement à mettre fin à la guerre de Cent
ans, en permettant les victoires de Charles VII dans les campagnes de
Normandie (1449-1450), puis d’Aquitaine (1451-1453). Elle commença
à jouer également un rôle important dans les batailles. Deux ans
plus tard, la bataille de Castillon le 17 juillet 1453 fut la
première bataille dans laquelle l’artillerie, forte de trois cents
pièces, grosse et menue incluses, joua un rôle décisif.
Elle fut aussi la dernière bataille de la guerre de Cent ans.
Les
matériels d’artillerie furent lentement perfectionnés au cours
des siècles suivants. A son départ pour l’Italie en 1494, Charles
VIII disposait de 140 bouches à feu de bronze, dont 104 couleuvrines
de calibres 8 et 16, et 36 canons de 32 livres de calibre montés sur
des affûts à roues traînées par des chevaux. François I, en
1515, disposait de 72 grosses pièces. Au sein des armées des rois
de France au cours des guerres d’Italie, le grand parc
comprenant les pièces lourdes, marchait sous la protection de la
bataille tandis que les artillerie moyenne et légère étaient
réparties entre la bataille, l’avant-garde et l’arrière-garde.
Cette artillerie de campagne, menue et grosse confondues, tirant à
une portée de 200 mètres contre les colonnes d’attaque suisses,
décida de la victoire de Marignan. Au milieu du XVIe siècle, sous
Henri II, la réforme du Grand maître de l’artillerie Jean
d’Estrées définit six types de pièces en bronze : le canon,
la grande couleuvrine, la couleuvrine bâtarde, la couleuvrine
moyenne, le faucon et le fauconneau dont les calibres allaient de 33
livres à environ une livre, auxquelles s’ajoutait une arme à feu
portative l’haquebute à crocq. Le poids d’un canon était
d’environ quatre à cinq tonnes avec son affût.
Les
armes individuelles se modernisèrent parallèlement. L’arquebuse
disparut en 1622, laissant place au mousquet. Les mousquets à mèche
tiraient utilement à 120 m et les mousquets à fusils à 200 m. Le
premier fusil apparut vers 1630, mais il ne fut généralisé dans
l’infanterie avec un modèle unique réglementaire qu’en 1707. Il
fut équipé pour la première fois d’une baïonnette à douille
lors du siège de Charleroi en 1667, équipement qui fut généralisé
en 1689.
Louis
XIV attachait beaucoup d’importance à son artillerie qui
manifestait sa puissance dans les sièges comme sur les champs de
bataille. Sur ses canons, il inscrivit la devise : Ultima
ratio regum, le recours ultime des rois. Mais, sous son règne,
les matériels évoluèrent peu. Ainsi les canons de Louis XIV, comme
ceux de Louis XIII, tiraient à une cadence lente de 10 à 20
coups/heure. Avec une vitesse initiale de 300 mètres par seconde,
ils avaient une portée théorique de 1 000 mètres pour une
trajectoire tendue, réduite en pratique sur le champ de bataille à
4 à 700 mètres et à 50 ou 100 mètres pour pratiquer une brèche
dans une muraille ou un rempart. En trajectoire courbe, ils pouvaient
atteindre une portée maximale de 4 000 à 7 000 mètres si l’on
faisait feu à toute volée, c’est-à-dire avec un angle de
tir d’environ 45°, en une trajectoire courbe quasi parabolique. A
cette distance la dispersion du tir des boulets donnait à
l’artillerie un effet psychologique, mais sans efficacité de
destruction. Les mortiers de 18 livres, tirant avec des angles de tir
très importants en tir vertical, atteignaient 3 000 mètres de
portée. Ils lançaient des bombes creuses chargées de poudre
et dotées d’une mèche que l’on allumait au moment du tir. Ce
projectile explosif tiré par un mortier, avait une trajectoire
courbe permettant d’atteindre l’intérieur d’une place ;
le mortier était une arme imprécise, au tir lent (3 coups/heure) et
de poids énorme; la bombe creuse, chargée de poudre, fut mise au
point pour la France par l’Anglais Malthus, appelé de Hollande où
il étudiait cette arme ; le premier emploi de cette arme par les
artilleurs français se fit au siège de La Mothe (Lorraine) en 1634
et de Dole en 1636 pendant la guerre de Trente ans ; leur rôle
devint croissant durant le règne de Louis XIV : 37 mortiers
ayant tiré environ 6 000 bombes furent employés au siège de
Maastricht en 1673
Organisation
et matériels d’artillerie évoluèrent peu aux XVIIe et XVIIIe
siècles. Mais l’emploi de l’artillerie fut de plus en plus
massif. Au « système Vallière » de 1732 succéda en
1765, le « système de Gribeauval », dont la longueur des
tubes était de 18 calibres. La Révolution, puis l’Empire
héritèrent ainsi d’une artillerie de haute qualité, instruite
grâce à Vallière et équipée grâce à Gribeauval, qui fut
considérée comme la première en Europe. Au début du XIXe siècle
apparut le « système Valée », inspiré des matériels
anglais dont Valée avait en Espagne apprécié la mobilité, qui
conserve la longueur des tubes de 18 calibres.
La
naissance de la civilisation industrielle, avec le développement de
la métallurgie, de l’hydraulique et de la chimie au cours de la
seconde moitié du XIXe siècle, provoqua la deuxième révolution de
l’artillerie. En effet, ses matériels connurent alors des progrès
décisifs avec la substitution de l’acier au bronze et à la fonte,
et avec l’apparition quasi concomitante du canon à âme rayée, du
chargement par la culasse, du lien élastique, de la poudre
nitrocellulosique et de l’obus explosif entre les années 1850 et
1900, dont les étapes majeures sont :
-
1858: adoption de l’âme rayée du système du général Ducos de La Hitte ;
-
1870: adoption du chargement par la culasse, après les essais depuis 1859 de la culasse à vis de du général Treüille de Beaulieu, perfectionnée par le général de Reffye ;
-
1875: substitution de l’acier au bronze et à la fonte pour la fabrication des canons ;
-
1883: apparition du lien élastique avec le frein à fraisures mis au point aux ateliers de Saint-Chamond ;
-
1887: substitution de la poudre sans fumée mise au point par Vieille, poudre nitrocellulosique, à la poudre noire.
Après
le sérieux progrès représenté par les « matériels de
Bange », les premiers canons en acier avec culasse à vis du
type Beaulieu, qui furent adoptés en 1877, la réussite des travaux
sur les poudres et explosifs, les succès obtenus dans la réduction
du recul des canons ouvrirent la voie au premier canon de l’ère
moderne, le canon de 75 modèle 1897 qui permettait le tir rapide.
Les officiers associés à ces inventions successives, issus de
Polytechnique avaient suivi deux années de formation complémentaire
à l’Ecole d’application de l’artillerie et du génie de Metz.
Sous
Louis XIV, la guerre de siège devint une science codifiée. Vauban,
dans le Traité
des sièges et de l’attaque des places7,
publié en 1704, place les batteries en brèche à 100 mètres pour
qu’elles profitent au maximum de l’impetus,
les batteries à ricochet et les batteries à bombes à 700 mètres,
les batteries de « contrebatterie » à 400 mètres de
leurs objectifs respectifs. Pour le canon, Vauban inventa le « tir
en ricochet », tir de travers en enfilade qui permettait de
faire effectuer au boulet une série de rebonds et de renverser ainsi
plusieurs canons avec un seul boulet. Pour protéger les pièces
d’artillerie de ce tir en ricochet, il inventa les « traverses »,
placées perpendiculairement aux remparts pour empêcher tirs en
enfilade et ricochets. La résistance d’une place est vaine si elle
n’est pas secourue. Dans son traité, Vauban estime qu’un siège
nécessite un maximum de 48 jours de travaux au terme desquels le
gouverneur d’une place n’a d’autre choix que de capituler avec
les honneurs de la guerre. Les bonnes places sont celles qui peuvent
tenir au moins quinze jours.
Réagissant
aux progrès de l’artillerie tirant des boulets métalliques et au
rôle devenu décisif qu’elle jouait dans la guerre et les sièges,
les fortifications se mirent à leur tour en état de résister, en
incorporant des canons dans leurs moyens défensifs et en accroissant
leur protection contre les boulets. Malgré ces efforts d’adaptation,
les hautes murailles traditionnelles continuèrent à se montrer
incapables de résister au canon. Après quatre-vingts ans de crise,
un nouveau type de fortification naquit au XVIe siècle en Italie,
selon une conception et des principes radicalement nouveaux.
22- L’ADAPTATION de la FORTIFICATION MEDIEVALE à l’ARTILLERIE
Au
XVe siècle, l’artillerie changea les données de la poliorcétique.
Immédiatement, commença un processus de modernisation des vieilles
structures médiévales. Dans la seconde moitié du XVe siècle, les
châteaux forts existant tentèrent de s’adapter à la menace
nouvelle. La tendance à incorporer des canons dans les
fortifications précéda le souci de les renforcer contre les effets
dévastateurs du boulet métallique en fonte de fer.
D’une
part, les châteaux furent remaniés pour y permettre l’installation
de canons, mais le tir fichant fut initialement conservé. Les
forteresses reçurent des pièces d’artillerie, disposées sur
leurs toits aménagés en terrasse, et des plateformes à canons
furent aménagées au sommet des tours. Puis de grosses tours
d’artillerie, les torrioni,
furent construites. Progressivement, les tirs fichants se révélant
inefficaces firent place aux tirs rasants. Les tours s’abaissèrent
et furent remplacées par des ouvrages bas de forme cylindrique,
appelées « rondelles », mot venant de l’Allemand
Rondell,
terme utilisé par Albrecht Dürer (1471-1528) dans son traité sur
la fortification de 1527. Les murailles s’épaissirent, des
boulevards à canons furent aménagés, les archères furent
transformées en canonnières8.
Des canons furent installés dans des casemates installées dans les
étages inférieurs des tours ou dans des galeries casematées
aménagées dans les murs d’escarpe. Enfin, les tours devinrent
polygonales afin de faire disparaître les angles morts, ce qui
annonçait le bastion pentagonal. Par ailleurs, des parades au boulet
se mirent en place. Les murailles gagnèrent en épaisseur et
perdirent en hauteur, ultérieurement elles furent renforcées de
terre tassée, laissant place au remparement des courtines.
Dès
1454, ordre fut donné par Alphonse le Magnanime de renforcer le
château de Collioure. Sous le règne de Ferdinand II d’Aragon, il
fut projeté de transformer le château en une forteresse moderne.
Les travaux menés par l’Aragonais Francisco Ramiro Lopez, dit
Maître Ramiro, comprirent notamment la création de deux galeries
casematées superposées dans les courtines Ouest et Nord et l’ajout
d’une tour d’artillerie. Ramiro fut également le concepteur de
la forteresse de Salses construite à la frontière du Roussillon et
du Languedoc de 1497 à 1505 pour Ferdinand le Catholique. Cette
forteresse fut dès 1497 l’objet d’un programme cohérent de
fortification intégrant de manière rationnelle l’usage de
l’artillerie. Elle illustre la transition entre le château fort et
la citadelle bastionnée. Elle perdit son importance stratégique
après le traité des Pyrénées. En 1462, Louis XI (1461-1483),
s’étant emparé du Roussillon, qui resta français jusqu’en
1493, renforça de « tours d’artillerie en fer à cheval »
la forteresse des rois de Majorque de Perpignan9.
Sous son règne, la première tour d’artillerie ronde à plateforme
sommitale permettant le tir sur 360°, la « Tour
Saint-Ferjeux », fut construite pour renforcer l’enceinte de
Langres en 1472 et des boulevards à canons furent ajoutés à celle
d’Auxonne.
Au
début du XVIe siècle, la construction d’ouvrages de type médiéval
se poursuivit. La tendance était de les renforcer en superposant
quelques éléments bastionnés sur les fortifications médiévales.
Dans les années 1520, quand Charles Quint fit moderniser ses places
fortes néerlandaises, les vieilles recettes architecturales
prévalaient encore: caponnières-batardeau, tours à canons et
boulevards. Sur la frontière Sud des Pays-Bas espagnols face à la
France, Charles Quint fit remparer avant 1528 les courtines de
Béthune, où avaient déjà été construits en 1507 deux
bollwercqs, ou boulevards d’artillerie. A Gravelines,
entre 1528 et 1536, commença l’édification d’un nouveau château
cantonné de trois « tours d’artillerie en fer à cheval »,
qui furent ultérieurement remplacées par des bastions. Charles
Quint, à partir de 1536 fit établir par Benedetto de Ravenne un
projet de modernisation du palais-forteresse des rois de Majorque à
Perpignan, qui prévoyait l’adjonction de bastions. François I
(1515-1547) fit achever, en 1524 à Toulon, par l’ingénieur
Antonio Della Porta, la tour d’artillerie à plateforme sommitale à
canons, la Tour royale, commencée par Louis XII en 1514. A
Langres, il fit édifier une tour à canons avec des murs de sept
mètres d’épaisseur, avec une plateforme sommitale à canons, et
trois niveaux de casemates à canons, la Tour de Navarre.
Certaines tours à canons furent dotées de formes pentagonales, mais
elles restaient installées au milieu des courtines. Les premiers
ouvrages que l’on appela au XVIe siècle des bastions,
étaient encore en fait des boulevards ou boulevards à
canons de forme pentagonale, qui pouvaient être couverts, ou
avoir une forme en fer à cheval, selon un modèle qui fut appelé
beaucoup plus tard caponnière.
23- La FORTIFICATION BASTIONNEE : ORIGINES et DEFINITIONS10
En
réaction à la révolution que l’artillerie avait connue au XVe
siècle, c’est au XVIe siècle que la fortification connut sa
propre révolution, caractérisée par le remplacement de la tour par
le bastion et de la muraille par le rempart. Ce nouveau modèle de
fortification naquit en Italie à l’époque de la Renaissance. La
géométrie qui constituait la base de l’enseignement des
architectes italiens qui redécouvrirent le traité de l’architecte
romain Vitruve, s’appliqua à l’architecture militaire. Il ne
s’agissait plus de simples remaniements des murailles des châteaux
forts comme précédemment, mais bien de réalisations entièrement
renouvelées. La tour posant un problème de flanquement, les
ingénieurs italiens avaient inventé le tracé pentagonal dès la
fin du XVe siècle. Leur imagination fustigée par le choc des
guerres d’invasion, les guerres d’Italie, que leur pays
subissait, ils inventèrent alors sur cette base un système
entièrement nouveau de fortification à la fois bastionnée et
remparée, que l’on nomma la « fortification bastionnée ».
Un ouvrage terrassé coûtait moins cher qu’un ouvrage en
maçonnerie et la terre absorbant le choc du boulet améliorait la
solidité de l’ouvrage. Le principe de l’ouvrage pentagonal,
couplé au principe du terrassement, a créé ce nouveau type
d’ouvrage révolutionnaire que l’on appela « bastion »
au XVIIe siècle.
Ce
nouveau type d’ouvrage naquit en Italie du nord à la charnière
des XVe et XVIe siècles sous l’impulsion des frères Sangallo,
Antonio il Vecchio et Giuliano, et de leur neveu Antonio Sangallo il
Giovane. A Sarzanello, le fort triangulaire à trois torrioni,
construit vers 1495-98, pris par les Génois en 1510, fut renforcé
sur la nouvelle direction dangereuse par un ravelin, une tour
de forme non circulaire mais triangulaire, qui annonçait le bastion.
On a coutume de dire que le bastion moderne, alliant le tracé
pentagonal et le principe du terrassement, est né à Civitavecchia
dans le Latium en 1508. Le nom de Sammicheli reste attaché à la
construction, en 1530 à Vérone, du premier bastion, de fait un
boulevard de forme pentagonale. La voie était ainsi ouverte à ces
spécialistes de nationalité italienne, bientôt appelés ingénieurs
(de ingegno: engin), qui formèrent dans la seconde moitié du
XVIe siècle une véritable école et en répandirent la technique
dans toute l’Europe. Ainsi, durant la Renaissance, l’ingénieur
devint de moins en moins l’homme des engins, domaine dans lequel il
céda la place à l’artilleur, pour devenir le spécialiste des
fortifications, donc un architecte militaire.
La
caractéristique essentielle de la fortification bastionnée est la
substitution d’épais massifs de terre aux murailles en pierre pour
résister aux boulets en fer et le recours à des plans strictement
géométriques pour permettre les flanquements réciproques par les
armes à feu, tirant en tir rasant et non plus fichant. La
combinaison du tracé pentagonal et du profil remparé donna
naissance au système bastionné11,
qui combine les deux éléments fondateurs suivants :
-
le bastion (bastillon : petite bastille), remplace la tour ronde: grâce à leur tracé angulaire, les bastions, de forme pentagonale ou en « As de Pique », permettent de croiser les tirs au fond des fossés en éliminant les angles morts et en assurant les flanquements réciproques : les arquebusiers, placés sur les faces des bastions, défendent le bastion et flanquent le rempart, les canons placés sur ses flancs prennent en enfilade les fossés et les courtines dont la longueur est limitée à 2 ou 300 m. en raison de la portée pratique des armes de l’époque.
-
le rempart, avec talus et parapet, remplace la muraille : l’enceinte est formée d’une importante masse de terre contenue entre deux murs de parement en maçonnerie, qui empêchent son éboulement ; l’ensemble, qui prend le nom de rempart, présente une excellente résistance à l’impact des boulets de canon dont il amortit le choc et réduit la capacité de destruction. La terre damée et tassée, qui remplit le volume des ouvrages absorbe les coups de l’assaillant autant que les vibrations des tirs des assiégés. Le mur de parement situé au-dessus du fossé, appelé « escarpe » n’est pas élevé verticalement mais avec une légère inclinaison vers l’intérieur, appelée « fruit », pour accroître sa solidité. L’escarpe est couronnée d’un talus de terre gazonné très épais, le parapet; l’avant du fossé est également consolidé par un parement de maçonnerie, la « contrescarpe » au sommet de laquelle court le « chemin couvert » seconde ligne continue de défense qui enserre la totalité de l’ouvrage.
Le
système bastionné présente, en outre, trois caractéristiques
secondaires :
-
les parapets, situés au même niveau que le terrain extérieur permettent les tirs rasants sur ces terrains extérieurs appelés « glacis », que les ingénieurs remodèlent sur un vaste périmètre pour permettre aux armes de la défense de les tenir en totalité sous leurs feux rasants : le glacis fait ainsi partie prenante de la fortification d’une place ; réciproquement, les ouvrages, profilés et défilés, ne dépassent pas du niveau du sol et n’offrent ainsi aucune prise aux tirs adverses.
-
le fossé, déjà existant en qualité d’obstacle dans les systèmes défensifs antérieurs, voit son rôle profondément accru. Ses déblais sont jetés des deux côtés : à l’intérieur pour former le rempart, à l’extérieur pour former la contrescarpe qui, s’étalant en un large glacis, laisse côté fossé un chemin couvert où s’installe une première ligne de défenseurs. L’escarpe est 1 toise (2 mètres) plus haute que la contrescarpe ; ainsi, les feux des tireurs du parapet, et ceux des tireurs du chemin couvert, balayent simultanément le glacis en tir rasant.
-
les « dehors » : même contre des murailles ainsi épaissies, le canon reste le plus fort quand il peut tirer à la bonne distance de 100 mètres. Pour écarter des remparts l’artillerie adverse, des ouvrages de défense extérieurs, appelés des « dehors », sont établis, parmi lesquels on distingue : tenailles, demi-lunes, ravelins, lunettes, contre-gardes, bonnettes, ouvrages à cornes12, etc. En outre, on installe des « ouvrages avancés », dont des emplacements d’artillerie à l’extérieur de la citadelle au-delà du chemin couvert pour maintenir à distance l’artillerie adverse.
Réagissant
ainsi à la menace que l’artillerie moderne faisait peser sur les
défenses et s’appuyant sur les progrès scientifique et technique
de la Renaissance, la fortification bastionnée se développa à
partir du milieu du XVIe siècle, passant en un siècle de l’enfance
à la perfection. La fin du XVIe siècle annonce les grands
théoriciens. La fortification bastionnée se généralisa en Europe
et se développa tout au long du XVIIe siècle pour atteindre la
quasi perfection en France sous Louis XIV. Cette évolution fut
l’œuvre pragmatique d’ingénieurs praticiens, d’expérimentateurs
dont certains, au siècle suivant, devinrent les théoriciens de
systèmes architecturaux, par la sélection des solutions éprouvées,
regroupées en concepts globaux et rationnels. Cependant il ne fut
jamais question d’appliquer des systèmes rigides mais bien de
s’adapter au terrain et à l’existant. Les systèmes imaginés
par Vauban s’appuyèrent sur les recherches et les tâtonnements de
la Renaissance.
24- L’ESSOR de la FORTIFICATION BASTIONNEE au XVIe siècle13
C’est
au début du Cinquecento, dans le contexte culturel d’une
Renaissance triomphante et un environnement politico-religieux
troublé par la Réforme que le bastion naquit en Italie. Le modèle
d’ouvrage défensif bastionné conquit rapidement l’Europe,
particulièrement l’Espagne, l’Empire et la France qui, depuis la
fin du XVe siècle, utilisaient l’Italie comme champ de bataille.
Dès 1530, le tracé bastionné s’imposa à Charles Quint soucieux
de résister à l’artillerie française. Le bastion évolua tout au
long du XVIe siècle. Les décennies 1530-40 furent celle de
l’expérimentation et des tâtonnements. Le bastion ne se
généralisa qu’à partir des années 1550, quand le système
pentagonal s’imposa et que les formes architecturales furent
codifiées et standardisées. Le casematage disparut au profit du
tout terrassement qui devint la règle. Un peu plus tard et après de
nombreux essais, la porte, initialement protégée derrière les
orillons par exemple, trouva sa place définitive en milieu de
courtine. Enfin, les dehors apparurent. Cependant certains archaïsmes
perdurèrent malgré la généralisation du bastion. Les premiers
efforts d’adaptation des châteaux forts et l’adoption du plan
bastionné visaient d’abord à inclure des armes à feu et de
l’artillerie dans les moyens de la défense. Le recours au profil
remparé répondait au souci d’assurer aux défenseurs une
meilleure protection contre les boulets en fonte.
Dans
l’historique de la fortification bastionnée, on peut donc
distinguer plusieurs phases conceptuelles qui concernent :
-
les remparts qui, initialement dotés de courtines casematées, puis de bastions casematés, devinrent finalement entièrement terrassés ;
-
les parapets, initialement en maçonnerie, qui furent ensuite construits en terrassement et perdirent les embrasures à canons, ceux-ci adoptant le tir en barbette ;
-
les revêtements des remparts initialement en simple maçonnerie de pierres en carreaux, qui furent plus tardivement construits avec des contreforts et une alternance de pierres en boutisse et en carreaux ;
-
les dehors qui, après divers moyens de protection, sont créés sous la forme d’un dehors unique couvrant la porte, puis généralisés à la protection de toutes les courtines.
Charles
Quint, dès la décennie 1530, s’attacha les services d’ingénieurs
transalpins, dépositaires des méthodes et raisonnements de la
fortification bastionnée. Ces ingénieurs ont imposé un nouveau
modèle d’enceinte basé sur le principe du flanquement réciproque.
Ils transformèrent radicalement les châteaux en citadelles. Les
décennies 1530 et 1540, toutes de tâtonnements et d’errements,
furent marquées par l’érection d’ouvrages expérimentaux :
bastions non terrassés, avec ou sans casemate.
Les
premiers ingénieurs employés furent italiens. En 1533, Ferra de
Modène travailla dans le sud des Pays-Bas et, en 1536, Benedetto de
Ravenne dans le Roussillon. Ferra de Modène hésitait entre le
bastion pentagonal et un curieux bastion hexagonal. Benedetto de
Ravenne construisit à Perpignan les premiers véritables bastions
entièrement terrassés. Les courtines étaient dotées de casemates
à deux niveaux, à une époque où de nombreux bastions étaient
encore casematés, souvent à plusieurs étages et, pour la plupart,
soit en « as de pique », soit dotés d’orillons.
L’ingénieur Donato di Boni, entré au service de Charles Quint en
1540, fut le fortificateur de la frontière des Pays-Bas jusqu’en
1550, travaillant à Bapaume, Douai, Cambrai, Landrecies, Arras. Ses
bastions divers par la forme, souvent aux gorges très étroites
étaient pourvus de casemates d’artillerie dont les formes et les
conceptions étaient très variées. Son oeuvre non homogène, fruit
d’une expérimentation au coup par coup, procédait d’une logique
archaïque. Durant la seconde moitié du XVIe siècle, la tendance
fut au remplacement des angles aigus par des angles droits, ou
quasi-droits, et à l’allongement des flancs. Les premiers
véritables bastions furent construits en Franche-Comté à partir de
1541 par l’ingénieur génois Ambrosio Precipiano. Il dirigea les
chantiers de Dole et de Gray, où il construisit de nombreux
bastions, souvent à guérites et dotées d’orillons archaïsants.
Il y utilisa le parement à bossages selon une tradition
bourguignonne ancienne. Precipiano a casematé ses bastions
francs-comtois mais il a aussi casematé deux des courtines,
construites de 1552 à 1560, des fortifications de Dole sur les
fronts Nord-ouest et Nord-est de la place. La partie conservée, de
26,60 m de long, comprend deux casemates de 4,70 m de long sur 4,50 m
de large et de 5 m de hauteur sous clef, percées de niches de tir de
2,15 m de large sur 2,20 m de haut, avec des embrasures de tir de
0,60 m de large sur 0,50 m de haut ; ces casemates étaient
reliées par un couloir de communication. L’évacuation des fumées
se faisait par un évent quadrangulaire percé dans la voûte à
droite de la niche de tir. Ainsi, Donato di Boni aux Pays-Bas, en
essayant plusieurs types de casemates et hésitant entre les bastions
à gorge étroite ou large, comme Ambrosio Precipiano à Dole, en
munissant certains bastions d’orillons archaïsants ou en
casematant la presque totalité des courtines, firent des oeuvres
plus cohérentes mais encore expérimentales.
A
cette époque, les premières citadelles construites sur des sites
neufs, eurent des plans quadrangulaires, flanqués de quatre
bastions. Tel fut le cas des citadelles de Cambrai et de Gand
construites par Donato di Boni pour Charles Quint au cours des années
1540-1550. Ce plan était encore utilisé à l’époque en Italie.
Il le fut pour la modernisation du château de Doullens sous François
I par un ingénieur italien, Antonio Castello. Ce plan convenait
mieux à un fort isolé qu’à une citadelle qui devait abriter une
forte garnison. La solution trouvée pour de tels plans fut le
surdimensionnement des bastions, ce qui fut réalisé par l’ingénieur
italien non identifié qui construisit pour les rois de France peu
avant 1578, le fort carré d’Antibes. Ce tracé quadrangulaire,
survivance de l’époque médiévale fut très vite remplacé par le
tracé en étoile, le plus souvent à cinq branches, qui apparut en
Italie et se répandit rapidement en Europe. Le système pentagonal
atteignit son achèvement avec la réalisation de citadelles
pentagonales, à cinq bastions eux-mêmes pentagonaux.
Le
tournant se situa dans les années 1550-60 quand le bastion trouva sa
forme définitive, codifiée et standardisée. Le tracé polygonal
s’imposa tandis que l’orillon fut progressivement délaissé,
mais l’ingénieur François Ferry construisit encore deux bastions
à orillons à la citadelle de Bayonne établie à partir de 1680
suivant un projet de Vauban. A partir de 1550, les ingénieurs
tendirent à abandonner le casematage au profit du tout terrassement
en raison de leur coût et de l’impossibilité à évacuer les
fumées provoquées par le tir des canons. Le bastion casematé,
héritier de la tour d’artillerie du XVe siècle, laissa place au
bastion plein, c’est-à-dire terrassé. Sébastien van Noyen,
successeur de Donato di Boni à la tête des travaux de la frontière
des Pays-Bas, fut l’artisan de cette évolution et de cette
modernité, à Hesdin par exemple dont il fut le concepteur. La
première véritable citadelle à bastions fut celle de Turin bâtie
avec ses cinq bastions de 1564 à 1571. A partir de 1564, Calvi
construisit la citadelle de Perpignan, dite de « Philippe II »,
dont les bastions sont à flancs droits et dépourvus de casemates.
Cette nouvelle génération de bastions pentagonaux apparut aux
Pays-Bas dans les années 1560, notamment avec les ingénieurs
italiens Gianmaria Olgiati et Francesco Paciotto. La fin du siècle
marqua le triomphe du bastion terrassé. C’est également le tracé
pentagonal qui prévalut à Pampelune avec Giorgio Fratin en 1587, et
à Jaca en 1592 dans la province de Huesca. Il n’est cependant pas
employé de manière systématique car les ingénieurs avaient le
souci d’adapter leurs oeuvres aux contraintes du terrain. Par
ailleurs, les donjons furent alors modernisés pour servir
exclusivement de résidence perdant ainsi leur rôle défensif, rôle
assuré par les bastions, mais ils conservaient une fonction
d’observation avec leur tour de guet.
Un
autre débat concernait le problème de la protection de la porte
d’entrée de la citadelle. Ferra de Modène à Arras vers 1534
tenta de fusionner porte et bastion et construisit un bastion-porte,
et Fernando Serrato fit de même à Dole vers 1535. L’idée fut
alors de cacher la porte derrière un orillon d’un bastion, en la
plaçant dans son flanc, système utilisé par Francesco Thebaldi à
Gravelines, ou dans un décrochement de courtine formant flanc comme
Jean Faiet à Armentières ou Ambrosio Precipiano à Dole, ou dans un
décrochement de la courtine masquée par l’orillon d’un bastion,
ce que fit Donato di Boni à Landrecies. Mais ces solutions gênaient
considérablement la circulation par la porte. Vers 1545, Siciliano a
doté la ville de Navarrenx d’un décrochement formant flanc;
l’accès Est de la ville, la porte St Antoine, était percée dans
le flanc d’un bastionnet dont l’orillon la masquait complètement
aux vues et aux tirs de l’adversaire. En 1630 encore, d’Argencourt,
à Brouage, cache de même une porte dans le flanc d’un bastion. La
solution qui finit par l’emporter fut la porte en milieu de
courtine, défendue par les deux bastions d’angle l’encadrant,
solution employée par Sébastien van Noyen à Hesdin et
Philippeville, dès 1550.
La
puissance croissante de l’artillerie amena à reconsidérer la
défense des portes. Elle sembla alors nécessiter leur renforcement.
Au début du XVIe siècle, des boulevards à canons semi-circulaires
ou de grand ravelins, à Salses par exemple, furent construits autour
des portes. Mais ces procédés furent abandonnés. Le recours aux
dehors, qui se généralisèrent au début du XVIIe siècle permit
enfin de garantir la sécurité des portes contre les tirs
d’artillerie. Pour écarter l’artillerie dont la portée
augmente, les dehors trouvèrent leurs lettres de noblesse à partir
de la décennie 1570. Les premières demi-lunes consacrées à ce
rôle de protection des portes apparurent en 1572 à Perpignan et à
Cambrai vers 1580-90. Utilisés initialement pour la protection des
portes les dehors voient progressivement leur fonction se généraliser
à la protection de toutes les courtines en fin de XVIe siècle et
surtout au XVIIe siècle. Cependant, la citadelle de Collioure n’est
dotée d’un ouvrage à cornes de terre qu’en prévision du siège
de 1642 et celle de Perpignan n’est dotée d’un véritable réseau
de dehors que de 1679 à 1681, après l’inspection de Vauban. Plus
la portée des canons augmente, plus des sites qui semblaient
inoffensifs, se révélaient dangereux et devaient être occupés. Le
périmètre défensif s’agrandit progressivement pour éloigner la
menace d’une artillerie sans cesse plus efficace. C’est pourquoi
à partir du XVIIIe siècle, les forts se multiplièrent aux
alentours des villes et des citadelles.
La
citadelle avait aussi valeur symbolique. La citadelle était
intrinsèquement liée à l’affirmation du pouvoir de l’État
Elle possédait une charge symbolique qui convenait bien à un État
centralisateur et autoritaire. La symétrie parfaite mettait en
valeur les ornements de la porte, l’adoption des parements à
bossages reflétait un souci d’esthétisme et de prestige. La
représentation symbolique de l’État assurait également la
matérialisation symbolique de la frontière. Ainsi la sculpture,
symbole de pouvoir, parachevait l’œuvre architecturale. Au-delà
des sculptures et de la monumentalisation des portes, son plan même
y participait. Pour les ingénieurs du Roy, la citadelle parfaite
était de forme pentagonale qui, à ses avantages de perfection
géométrique, ajoute celui anthropomorphique de représenter le
troisième corps du Roi: le bastion capital tourné vers l’ennemi
en représente la tête tandis que les quatre autres bastions
représentent respectivement ses bras et ses jambes.
Formant
une véritable « école », les ingénieurs italiens
offraient leurs services aux souverains demandeurs de fortifications.
Ils diffusèrent à travers l’Europe la technique de la
« fortification à l’italienne », qui s’imposa en
France pendant la plus grande partie du XVIe siècle. En France, le
rôle des ingénieurs italiens fut considérable dès le règne de
François I qui fit appel à eux pour renforcer d’enceintes
bastionnées ses places frontières menacées par l’empereur
Charles Quint. A partir de l’avènement de Charles Quint, à la
fois roi d’Espagne, empereur du Saint Empire et souverain des
Pays-Bas, le royaume de France se trouva encerclé par les Habsbourg.
Après la fin des guerres d’Italie, devant les menaces d’invasion
d’armées modernes avec armes à feu et artillerie, François I,
puis Henri II après lui, aménagèrent les places frontières et en
construisirent de nouvelles, en commençant par les villes du Nord et
de l’Est. François I attacha à sa personne des ingénieurs
italiens auxquels il conféra le titre d’ « ingénieur de Sa
Majesté très chrétienne ». Ainsi travaillèrent en France à
partir de 1535-1540, Hieronimo Marini « commissaire général
des fortifications en Champagne », où il travailla à
l’enceinte de la ville neuve de Vitry-le-François, à
Villefranche-sur-Meuse et à Maubert-Fontaine, citadelle
quadrangulaire à bastions à orillons, Girolamo Bellarmato à
l’enceinte de Dijon, Fabrice Siciliano dans les places de Guyenne.
En effet, compte tenu de la vulnérabilité particulière de cette
province face à la menace espagnole persistante, un effort
particulier y fut bientôt consenti. En 1510, Bayonne avait obtenu du
« maître général des fortifications et réparations des pays
et duchés de Guyenne » de commencer des travaux. Bordeaux fit
de même vers 1520 avec un expert, Jehan de Cologne et en 1525, avec
un nouvel expert, Anchise de Bologne, peut-être le premier ingénieur
italien à travailler en France. Il y construisit le premier bastion
élevé en France. Les fortifications de Guyenne furent placées sous
la responsabilité de Fabrice Siciliano qui reçut en 1539 mission
« pour aller en Guyenne visiter les fortifications de Bayonne
et autres places et faire les devis des réparations nécessaires ».
Il y construisit trois ouvrages modernes, de beaux bastions à
orillons de type nouveau, à Dax, à Libourne et à Bayonne, le
bastion du Nart. En outre, de 1542 à 1549, il construisit pour Henri
II d’Albret, roi de Navarre, l’enceinte de la cité de Navarrenx
dont les quatre bastions typiques à orillons qu’il construisit,
dont celui avec cordon et guérite couvrant la porte St Antoine, sont
aisément reconnaissables. Elle résista au siège mené par les
Français en 1569. L’ouvrage n’a subi pratiquement aucune
modification depuis sa construction. Le fort carré d’Antibes avec
ses quatre bastions effilés construits autour d’une tour à canons
depuis disparue, fut réalisé vers 1580. Cette période est
caractérisée par la grande longueur des courtines et la petite
taille des flancs des droits des bastions, retirés en arrière de
gros orillons. En outre, des citadelles furent édifiées en de
nombreux points du royaume. Le mot d’origine italienne apparaît en
langue française au début du XVe siècle. Il signifie « petite
ville » et désigne la petite ville militaire accolée à une
grande ville qu’elle est chargée de défendre ou de contrôler. Le
but des citadelles était soit de tenir en mains avec des garnisons
réduites des villes encore agitées, soit de mieux assurer une
emprise territoriale face à l’adversaire. L’Italien Francesco
Bernardino fut commissaire et surintendant général des
fortifications de Henri II. Ses fils et successeurs poursuivirent son
œuvre. Sous Charles IX, Girolamo Bellarmato fortifia Brouage en
1569.
Ce
fut en Guyenne que débuta, peut-on dire, le service des
fortifications avec les travaux effectués dès le XVIe siècle à
Bordeaux, Bayonne et Navarrenx, où Fabrice Siciliano construisit
l’enceinte bastionnée à l’italienne de la ville de 1540 à
1548. A partir de 1572, un Français, Louis de Foix, né à Paris
vers 1538, semble avoir reçu la responsabilité des fortifications
de la province de Guyenne, après avoir travaillé depuis 1560 pour
Philippe II d’Espagne. Il travailla au port de Bayonne qu’il
réussit à joindre à la mer en construisant la première digue de
redressement de l’embouchure de l’Adour, à la suite de travaux,
s’étendant de 1572 à 1578 et reprenant en 1685, qui permirent au
trafic du port de tripler entre 1578 et 1592. A sa mort en 1609,
Benedit de Vassalieu lui succèda jusqu’en 1614. Claude Chastillon
qui avait commencé sa carrière auprès du roi de Navarre à la fin
des années 1580 et était ‘Topographe du Roy’ en 1597,
acheva en Guyenne la tour de Cordouan près de Royan commencée par
Louis de Foix. Lui-même mourut en 1616.
25- La NAISSANCE de l’ECOLE FRANCAISE sous HENRI IV14
Le
XVIe siècle avait été la période du monopole italien. Les
ingénieurs italiens, inventeurs du bastion, en avaient conservé
l’exclusivité jusqu’à la fin du siècle et formé une véritable
école de spécialistes, dont la formation était assurée par
tradition corporative et familiale. La France à partir de François
I, comme l’Empire et l’Espagne de Charles Quint ou l’Angleterre
de Henri VIII avaient construit des forteresses bastionnées, sous la
direction d’ingénieurs italiens passés à leur service. A la
suite des Italiens, les Hollandais devinrent les maîtres de ce
nouveau type de défense, fondée sur la fortification bastionnée,
qu’ils perfectionnèrent en inventant le « chemin couvert ».
Engagés depuis 1568 derrière Guillaume d’Orange, dit ‘le
Taciturne’ (1533-1584), dans la guerre d’indépendance contre la
couronne d’Espagne15,
la « guerre
de quatre-vingt ans »,
ils mirent au point un modèle de fortification bastionnée original,
appelé « ancien système néerlandais », dont le
principal architecte fut Adriaan Anthonisz (vers 1543-1620) et dont
le théoricien fut le mathématicien flamand Simon Stevin (1548-1620)
qui fonda en 1600 à Leyden une école d’ingénieurs. L’école
allemande et l’école française naquirent plus tard.
A
la fin du XVIe siècle, les rois de France, qui avaient jusqu’alors
fait appel à des ingénieurs italiens, commencèrent à disposer
d’ingénieurs français. C’est, peut-on dire, en Guyenne que prit
naissance un service des fortifications avec les travaux entrepris
alors à Bordeaux, Bayonne et Navarrenx. Depuis 1572, l’ingénieur
affecté à cette province était Louis de Foix qui en 1597
rédigea pour le roi un rapport sur les fortifications de la
province. Henri IV, préoccupé de la qualité des places frontières
dès la paix intérieure et extérieure établie en 1598, définit
une politique cohérente et globale en la matière, qui reprenait
celle datant de François I. Le « Surintendant des
Fortifications » était chargé de mettre en œuvre cette
politique. Maximilien de Béthune, baron de Rosny, duc de Sully
(1559-1641), qui avait servi Henri de Navarre dans toutes ses
guerres, et assumait déjà les fonctions de Surintendant des
finances depuis 1598 et de Grand maître de l’artillerie depuis
1599, date de la mort d’Antoine d’Estrées, fut nommé à cette
charge de Surintendant des Fortifications, en 1600.
La
naissance de l’école française de fortification bastionnée
remonte à cette nomination. Sully, réfléchissant de manière
globale au problème des places frontières, promulgua, le 26 mai
1604, la « Grande ordonnance de 1604 » qui est la charte
des travaux de fortification aux frontières. Cette ordonnance marqua
le début d’une bonne administration des fortifications. Elle créa
une organisation permanente d’ingénieurs issus de l’armée,
ainsi qu’une division territoriale du royaume en quatre provinces,
les provinces de Picardie, Champagne, Dauphiné et Provence,
ultérieurement sept, dont chacune était dirigée par un ingénieur
du Roy. Chaque ingénieur du roi était assisté d’un
conducteur des dessins, responsable de la production de
cartes. Soulignant le rôle fondamental de l’ingénieur du roi,
l’ordonnance fixait également la responsabilité des gouverneurs
de province et déterminait la réglementation financière à
appliquer. En 1605, Sully se démit des charges de grand maître de
l’artillerie et de surintendant des fortifications en faveur de son
fils, le marquis de Rosny. L’école française ainsi créée par
Henri IV et Sully succéda à l’école italienne.
Henri
IV eut la chance de disposer d’ingénieurs de haute qualité.
L’ingineor ou engignour, responsable au Moyen-Âge de
la construction des engins de guerre utilisés en guerre des sièges,
était devenu à la Renaissance le spécialiste des fortifications,
tandis que l’artilleur s’occupait des engins balistiques. Les
ingénieurs avaient d’abord une formation théorique fondée sur
l’étude des mathématiques, de la géométrie et des traités de
fortification, complétée par une formation pratique de soldat, puis
d’ingénieur acquise dans l’attaque et la défense des places.
Les meilleurs devenaient ingénieurs du roi. Jean Chastillon
(1560-1616), (à ne pas confondre avec Claude Chastillon, topographe
du roi cité en 1597) qui accompagnait déjà Henri IV, lorsqu’il
n’était que roi de Navarre, et avait achevé la tour de Cordouan
au large de l’estuaire de la Gironde, commencée par Louis de Foix,
se vit confier la province de Champagne. Jean de Beins devint
l’ingénieur du Dauphiné et des guerres savoyardes. Raymond de
Bonnefons, tué en 1606, et son fils Jean construisirent
en Provence. Jean Errard, originaire de Bar-le-Duc, né en
1554, mort en 1610, mathématicien célèbre, remarqué par Sully,
qui le fit entrer au service de Henri IV peu après 1590, fut nommé
« Premier ingénieur du Roy ». Il fut l’un des quatre
premiers « ingénieurs du Roy » chargés par Sully
d’édifier et d’entretenir les ouvrages d’une province.
Responsable de la province de Picardie, prioritaire car la plus
exposée, il fut le constructeur de la citadelle d’Amiens en 1597,
citadelle à cinq bastions, la première grande citadelle pentagonale
construite en France, après celle de Vitry-le-François par les
ligueurs. Sa réputation s’étendait bien au-delà des limites de
sa province. C’est ainsi que dès 1598, alors que Louis de Foix,
alors fort âgé était responsable de la province de Guyenne, la
ville de Bayonne avait fait appel à Jean Errard, alors occupé à
fortifier La Rochelle. Celui-ci établit avec son conducteur de
dessin Jean Martellier, en date du 28 avril 1599, un projet
d’enceinte bastionnée de la ville, dont la construction du bastion
Lachepaillet, en face du cloître de la cathédrale, commença en
1602 et fut interrompue à la mort de Henri IV en 1610.
Les
fortifications de Guyenne étaient un souci pour Henri IV du fait de
la proximité de l’Espagne avec laquelle les relations restaient
tendues. Louis de Foix semble y avoir été remplacé en 1609 par
Benedit
de Vassalieu,
dit Nicolay, qui y servit de 1609 à 1614. Celui-ci fit effectuer des
travaux à Blaye, à la citadelle de Saintes, au Château Trompette
de Bordeaux. Son œuvre la plus importante fut probablement le fort
de Socoa à Saint-Jean-de-Luz, dont la baie avait été choisie pour
l’établissement d’un port et où un bassin avait été
construit. Il reconnut le site en octobre 1614 et il y fit construire
le fort de Socoa autour d’une tour à canons. Il produisit la carte
du Havre
de Soccoua et des bourgs de Saint Jean de Luz et de Siboule16.
Ainsi, sous le règne de Henri IV, les travaux de fortification
accomplis sont considérables répondant au souci de ce souverain de
renforcer les points névralgiques aux frontières et de garantir la
défense des nouvelles acquisitions.
Les
premiers traités de fortification bastionnée furent italiens, dont
celui de Jérôme Catanéo traduit en français sur La manière de
fortifier places, assaillir et défendre. Les premiers traités
en Français sont l’oeuvre de Jean Errard qui avait écrit en
1594 : La géométrie et pratique générale d’icelle.
C’est en cette même année 1600 où Sully devint Surintendant des
Fortifications, que Jean Errard (1554-1610), Premier ingénieur du
Roy, publia La fortification déduicte en art et démonstrée.
Ce traité eut plusieurs éditions dont une en 1604 et la dernière
en 1620, réalisée après la mort d’Errard, par son neveu, Alexis
Errard.
Ce
traité de fortification tout pénétré de géométrie fit
reconnaître Jean Errard comme le père de la fortification
bastionnée française. Il fut le premier ingénieur en France à
appliquer les principes de la fortification bastionnée à la
française et à écrire un ouvrage à ce sujet. Pour lui, la
construction d’une citadelle pouvait avoir deux objets : soit
prévenir les révoltes des habitants, soit assurer une ville face à
un conquérant éventuel. Ce traité pose comme principe que la
défense d’une place repose plus sur l’infanterie, dont le tir de
mousqueterie est plus rapide, que sur l’artillerie dont les feux ne
sont efficaces qu’en tir d’enfilade et dont l’emploi est limité
par son énorme consommation de poudre. Il préconise donc de
construire de très grands bastions aptes à recevoir 200 fantassins,
dont les deux faces sont réservées aux feux de l’infanterie et
les flancs reçoivent de l’artillerie. Pour Errard, de deux angles,
l’un saillant, l’autre rentrant, le premier doit être flanqué,
le second flanquant. Les bastions doivent être espacés de 200 à
240 mètres pour tenir compte de la portée des mousquets et
arquebuses (120 m). Son tracé marque un progrès par rapport à
celui des Italiens du siècle précédent : Les bastions du
système Errard sont caractérisés par l’angle formé par les deux
faces qui est un angle aigu presque droit et par les angles d’épaules
qui sont droits tandis que les flancs font un angle aigu avec les
courtines. Cet angle offre aux canons placés dans les flancs une
protection latérale comparable à celle conférée par les orillons.
La direction des faces est alignée sur les angles des flancs et des
courtines. Toutes ces caractéristiques conduisent à construire des
bastions dont les gorges sont disproportionnellement petite par
rapport aux autres dimensions. Les escarpes ont une hauteur de vingt
à vingt-cinq mètres pour en interdire l’escalade. Il préconise
des demi-lunes entre les bastions pour protéger courtines et portes
et recommande des chemins couverts, en avant des courtines pour la
protection des glacis.
Jean
Errard de Bar-le-Duc, mort en 1610, fut le précurseur de la lignée
des ingénieurs militaires français dont les compétences ont dominé
le XVIIe siècle sous les règnes successifs de Louis XIII, puis de
Louis XIV.
26- Les INGENIEURS du ROY sous LOUIS XIII17
Le
mouvement, lancé par Henri IV et Sully, s’amplifia sous
l’impulsion de Louis XIII et de Richelieu qui avaient, eux aussi,
le souci de sécuriser le royaume de France. Comme son père Henri
IV, Louis XIII définit une politique cohérente et globale de
fortification des frontières. Jusqu’en 1630, le Surintendant des
fortifications fut chargé de sa mise en œuvre. Le marquis de Rosny,
fils de Sully, qui assumait cette charge depuis 1605, s’en
déchargea, en 1620, pour se consacrer à celle de Grand maître de
l’artillerie. Louis XIII nomma alors Surintendant des
fortifications Léon de Durfort, seigneur de Born, auquel succéda de
Sublet des Noyers, qui avait sous ses ordres ingénieurs, géographes,
contrôleurs et trésoriers. En 1627, Louis XIII créa les offices de
contrôleurs provinciaux des fortifications dans les provinces où il
n’y en avait point d’établis. En 1630, la Surintendance des
fortifications fut absorbée par le Secrétariat d’État à la
guerre.
Sous
le règne de Louis XIII, les travaux de fortification accomplis
furent considérables, répondant au souci du souverain de renforcer
les points névralgiques aux frontières, notamment là où les
Espagnols menaçaient de briser le bouclier de forteresses établi
sous le règne précédent. Ainsi, le nombre des ingénieurs du roi,
partant d’une douzaine vers 1600, crût pour atteindre la
cinquantaine vers 1650. Mais c’est surtout après 1624, que furent
réalisés les principaux travaux. Richelieu mit en place un double
programme d’arasement de « toutes les fortifications
inutiles des places qui sont au cœur du royaume » et
d’édification de citadelles et forteresses aux frontières. Le
système d’organisation changea sous Louis XIII, car les ingénieurs
n’étaient plus affectés à une province, mais désignés pour les
travaux à effectuer en fonction des nécessités militaires. Au
cours des conflits qui durèrent un quart de siècle à partir de
l’entrée de la France dans la guerre de Trente ans, les ingénieurs
furent obligés d’être partout présents. Les fortifications de
Guyenne eurent une certaine priorité du fait de la proximité de
l’Espagne et de l’implantation protestante dans cette province,
qui amena Louis XIII et Richelieu à déroger à la règle de non
affectation en désignant Pierre de Conty d’Argencourt comme
« Ingénieur général d’Aunis, Saintonge, Poitou,
Guyenne, Béarn et Navarre ».
Encore
peu nombreux sous Henri IV, les ingénieurs du Roy virent leur nombre
croître sous Louis XIII, passant d’une douzaine à une
cinquantaine. Aux ingénieurs de formation s’ajoutèrent des
officiers de troupe, obtenant un brevet d’ingénieur ordinaire
du Roy, brevet créé par Louis XIII en 1621, durant le siège de
Saint-Jean-d’Angély. Il était décerné à celui qui avait fait
la preuve de ses compétences. La formation de ces premiers
ingénieurs français passait par l’étude des traités existant,
l’apprentissage auprès d’un maître italien et la participation
à des sièges. Lorsque la France se trouvait en période de paix,
ils servaient pour la plupart à l’étranger. Marqués par l’esprit
de géométrie du siècle, les ingénieurs militaires étaient aussi
cartographes et spécialistes des mines. Ainsi se développa, sous le
ministère de Richelieu, une école française spécifique de
fortification. Plus tard Vauban créa un examen pour l’obtention de
ce brevet d’ingénieur. Le corps des ingénieurs militaires prit
alors toute son importance. Cartographie, topographie et art de la
fortification étaient des disciplines communes à tous les
ingénieurs. La cartographie connut son essor dans la période allant
de 1590 à 1640, avec la publication des premiers grands atlas. On
connaît l’Atlas des places de Louis XIII et celui de Louis
XIV. La première cartographie systématique de la France fut
nettement plus tardive : ce fut la Carte de France de
Cassini publiée en 180 feuilles à l’échelle de 1 ligne pour 100
toises (soit de l’ordre du 1/100 000) entre 1744 et 1793.
Comme
Henri IV, Louis XIII eut la chance de disposer d’ingénieurs de
haute qualité, parmi lesquels on peut d’abord citer Jean Fabre,
dont les dates de naissance et décès restent inconnues mais est dit
fort âgé en 1629. Avec Jean Cavalier et Antoine Sercamenen,
il participa aux campagnes du Languedoc en 1620 et, en 1622, il fut
au siège de Montpellier, dirigé par Louis XIII. De 1624 à 1627, il
participa au corps expéditionnaire, chargé de chasser les Espagnols
de la Valteline et il y construisit des forts en 1626. Il fut auteur
d’un traité édité en 1629, livre in folio de 216 pages
intitulé : Les practiques du Sieur Fabre sur l’ordre et
reigle de fortifier, garder, attaquer et deffendre les places
pour lequel il avait obtenu le privilège du Roi en 1624. A ce
traité, il annexa la carte de la Valteline qu’il avait établie.
Il insista sur l’importance des demi-lunes et des ouvrages à
cornes dont la longueur ne devait pas dépasser 120 toises, soit la
portée utile du mousquet, et fixa à 120 toises la distance idéale
entre deux bastions successifs. Il créa les corps de garde et en
recommandait un dans chaque bastion. Fabre préconisait une enceinte
basse extérieure à la citadelle, ou fausse-braye, ce qui permettait
un double étage de feux, un étage supérieur en provenance de
l’enceinte bastionnée, un inférieur en provenance de la
fausse-braye, à six toises en avant des faces des bastions. Il
étudia les différentes formes possibles des enceintes, du triangle
au « douzangle » en passant par le « quadrangle »
ou carré. Son ouvrage est un complément critique de l’œuvre de
son maître Errard et non l’oeuvre d’un théoricien
révolutionnaire. Il marque un nouveau progrès dans l’art de la
fortification, mais ne paraît pas avoir eu d’influence notable sur
ses contemporains. Jean Fabre publia un second ouvrage, De l’ordre
de la garde ordinaire qui préparait la voie du second traité
d’Antoine de Ville, celui édité en 1639.
Trois
ingénieurs de la génération des ingénieurs du Roy du règne de
Louis XIII, d’Argencourt (1575-1655), de Ville
(1596-1656), Pagan (1604-1665), marquèrent un nouveau progrès
dans l’art de la fortification. Ils furent d’abord des
praticiens, à la fois constructeurs et défenseurs, mais aussi des
combattants, spécialistes de l’attaque des places fortes. Tous
prirent une part active aux sièges majeurs du règne de Louis XIII,
comme il est indiqué ci-dessous :
1621 :
sièges de Clérac et Montauban : de Ville et Pagan
1636 :
siège de Corbie : de Ville, Pagan et d’Argencourt
:
siège de Landrecies : de Ville et Pagan,
:
siège d’Hesdin : de Ville et Pagan,
1639 :
sièges du Figuier et de Fontarabie : d’Argencourt.
Parmi
eux, de Ville et Pagan se distinguèrent également comme de
remarquables théoriciens, dont les travaux prirent appui sur
l’oeuvre d’Errard, dont ils améliorèrent les principes.
*
Pierre d’Argencourt18 : Pierre
de Conty, seigneur de la Mothe d’Argencourt naquit à Alès dans
une famille protestante le 24 octobre 1575 et mourut en 1655. Il fut
un peu sous Louis XIII, ce qu’avait été Jean Errard sous Henri
IV. Il fut considéré comme « l’ingénieur
favori »
de Louis XIII et il fut appelé le « fidèle
des cardinaux »,
car recruté par Richelieu, il servit Mazarin avec le même
dévouement. Mais, ingénieur d’exécution, il ne laissa aucun
écrit. Il fit ses premières armes en 1619 dans l’expédition du
duc de Guise contre les Barbaresques. En 1622, il fut en charge, du
côté huguenot, de la défense de Montpellier contre l’armée
royale où il obtint une capitulation honorable. Il changea de
religion et fut retourné par Richelieu dont il devint l’un des
agents les plus fidèles et actifs. En 1624, il se trouvait à Verdun
et à Rocroi avec l’ingénieur Alleaume. Richelieu le nomma
ingénieur général des provinces d’Aunis, Poitou, Saintonge,
Guyenne, Béarn et Navarre. Sa date de nomination n’est pas connue,
mais on sait qu’il occupait cette fonction en 1625. Il établit le
projet de défense de l’île de Ré, au large de La Rochelle. Il y
construisit avec François Le Camus en 1625 et 1626 un fort à
Saint-Martin de Ré, petite citadelle carrée à quatre bastions
selon le système d’Errard, avec deux ouvrages à cornes pour
protéger les bastions dominant la campagne. Il y bâtit également
le fort de La Prée, autre forteresse carrée à quatre bastions. En
1627, il mit Oléron en état de défense et y bâtit la citadelle du
château. La même année, il fut à Metz, Toul, Verdun, Le Havre et
à nouveau à La Rochelle où il termina la digue. A la fin du siège,
Richelieu lui confia la mission de refondre complètement les
fortifications. Il fut chargé en 1628 de la construction du port et
de la reconstruction de l’enceinte de Brouage, ce port catholique,
destiné à devenir le rival de La Rochelle démantelée. Ce chantier
entraîna la destruction de l’oeuvre des précédents ingénieurs
italiens, dont Girolamo Bellarmato, qui y avaient travaillé en 1569
sous Charles IX. D’Argencourt agrandit la place en lui donnant la
forme d’un quasi rectangle ceint d’un rempart renforcé de six
bastions aux flancs perpendiculaires aux courtines et sans orillons.
Elle constitue, à ce jour, le seul exemple subsistant et quasi
intact de ses réalisations. Ce travail lui demanda dix ans, pendant
lesquels il intervint pour la mise en état des places de Picardie et
construisit une citadelle au Havre. Il participa également à
diverses campagnes en Lorraine, dont le siège de Nancy où il fut
chargé d’établir une citadelle, en 1632. Maintenu en Picardie, il
inspecta en 1633 la frontière du Nord dont Doullens, Calais, Amiens.
En 1634 il fut à Nancy, puis en Picardie, en 35 à Péronne, puis en
35-36 en Roussillon, à Narbonne, Leucate, La Nouvelle. Il fut
consulté par Richelieu au sujet de la défense de la Provence,
notamment du port militaire de Toulon. A la suite de la catastrophe
de Corbie en 1636, qui ouvrait le chemin de Paris, il fut appelé par
Richelieu avec Antoine de Ville pour le siège de reprise. En 1637,
il passa à Bayonne. En 1639, il participa à la prise du fort du
Figuier et de Fontarabie ainsi que de Salses. En 1641, il fut nommé
maréchal de camp, devint gouverneur de Narbonne, prépara le siège
de Perpignan et en 1642 il fut à la prise de Collioure et de
Perpignan. Homme de confiance de Richelieu, il avait la réputation
de construire solide. Dans sa correspondance, il manifeste son esprit
concret et précis ainsi qu’une vision géostratégique de la
défense du royaume de France. Restant gouverneur de Narbonne, il fut
chargé en 1644 de l’établissement des garnisons des deux villes
conquises, Mazarin confirmant ainsi les directives de Richelieu
décédé. Malgré son âge, d’Argencourt mit la même ardeur à
servir la France sous le nouveau cardinal Mazarin, dont il devint
l’interlocuteur indispensable. Il fut appelé à donner son avis
sur tous les chantiers. En 1652, toujours gouverneur de Narbonne il
fut nommé Lieutenant-Général et Maréchal de camp sur le front
toujours ouvert de Catalogne. En 1653, sa dernière mission le
conduisit à Bordeaux pour y construire Château trompette. En 1655,
il retourna à Narbonne où il mourut, l’année même où Vauban
reçut son brevet d’ingénieur ordinaire du Roi. D’Argencourt ne
fut pas un théoricien, auteur de traités reconnus, mais un homme de
réalisations concrètes, dont l’enceinte de Brouage est l’ouvrage
le plus connu. Au moment où meurt Pierre de Conty de la Mothe
d’Argencourt, Vauban retourné par Mazarin reçoit son brevet
d’ingénieur du Roy. Tous ces ingénieurs du XVIIe siècle, hommes
de réalisations concrètes fondées sur une réflexion globale de
niveau stratégique, adoptent une démarche et une méthode
rationnelle dans la construction comme dans le gouvernement des
places. Ils se montrent les agents indispensables à la constitution
de l’appareil d’État en France. Ils furent les jalons
indispensables à la constitution par la France de sa propre
dissuasion et lui assurèrent sa place dans le concert des nations.
*
Le Chevalier Antoine de Ville19: Antoine
de Ville serait né à Toulouse en 1596 et serait mort en 1656 ou
1657. Mathématicien et ingénieur, théoricien de la fortification,
il se fit appeler « Chevalier de Ville » à partir de
1626 quand le duc de Savoie, en récompense de ses services, lui
conféra le titre de « Chevalier de l’Ordre de Saint Maurice
et de Saint Lazare ». Ses oeuvres de théoricien des
fortifications constituent une étape importante dans la formation de
l’école française de fortification au cours de la première
moitié du XVIIe siècle. Même si Pagan est considéré comme le
père de Vauban, celui-ci mit également en pratique les principes
d’Antoine de Ville. Considéré de son temps comme un homme d’une
rare compétence, auteur d’ouvrages dont la renommée était encore
vive au XIXe siècle, il conserva longtemps cette renommée à telle
enseigne que son second grand ouvrage, qui constituait déjà la base
de la formation des officiers du génie du XVIIe siècle, était
encore en usage en France en 1870.
Après
des études solides, au cours desquelles il avait acquis un bon
niveau en mathématiques, notamment en géométrie, dont il utilisa
les nouveautés d’alors comme la trigonométrie ou les logarithmes,
il rejoignit rapidement l’armée. Ainsi il participa aux opérations
de 1620 contre les protestants dans le Midi où il s’initia aux
travaux de siège et à l’usage des mines, domaine dans lequel il
fut considéré comme un expert et avait acquis auprès de Richelieu
une excellente réputation. Il fut présent à La Rochelle et à
Clérac (Charente-Maritime) en 1621, au siège de Montauban en
novembre 1621. Après cette première période française, il fut en
1624 en Flandre et à Utrecht au service des Provinces-Unies, la
France n’étant pas alors en guerre. Cet usage était alors de
pratique courante et l’armée hollandaise était réputée pour sa
valeur. En 1625, il servit dans l’armée piémontaise du prince de
Savoie avec laquelle il participa à plusieurs sièges, ce qui
constitua pour lui une nouvelle période de perfectionnement
technique. Lors de son retour en France en 1627, il possédait ainsi
une triple expérience française, hollandaise et italienne, donc une
culture très européenne sur la base de laquelle il rédigea, en
1628 son premier ouvrage sur la fortification. Puis pendant cinq
années, de 1630 à 1635, il passa au service de la Sérénissime
République de Venise et poursuivit sa formation en fortifiant le
port de Pola. Lorsqu’il revint en France en 1635, Richelieu le prit
à son service. Conscient de la compétence d’Antoine de Ville,
fruit de l’expérience exemplaire acquise par trois séjours à
l’étranger, Richelieu affirmait ainsi que la France n’est plus
dépendante d’ingénieurs étrangers, mais qu’elle possédait ses
spécialistes nationaux dont le mérite égalait les meilleures
réputations européennes. Il l’utilisa d’abord pendant la guerre
contre l’Espagne en Flandres où il s’occupa de fortifications.
En1636, il était auprès du comte de Soissons en Flandres où il
s’occupa de fortifications, puis visita le cours de l’Oise pour
Richelieu, dont il reçut, avec Pagan, mission de « barricader »
le cours. Il travailla à Verberie, Pont-Sainte-Maxence,
Beaumont-sur-Oise, remit Beauvais en état, puis il fut sur la
frontière du nord. Corbie étant tombé le 15 août 1636, il
participa de septembre à novembre 1636 à sa reprise, siège dont il
fit imprimer le récit. De 1637 à 1639, il participa avec d’autres
ingénieurs aux sièges de Landrecies et du Castelet, avec Pagan sous
ses ordres. Au siège de Hesdin en 1639 il dirigea les travaux de
circonvallation et d’approche devant Richelieu et Louis XIII. Il en
établit une relation précise et circonstanciée, à la suite de
quoi il publia son deuxième ouvrage important. Il a auprès de
Richelieu une réputation d’excellent mineur. Après la paix et la
parution de son second grand ouvrage en 1639, il aurait été chargé
de fortifier les villes acquises par la France mais il n’existe
aucune confirmation de ces faits.
Ingénieur
toujours en campagne de la France aux Pays-Bas en passant par le
Piémont et la République de Venise, le Chevalier de Ville fut aussi
un auteur prolixe. Il publia plusieurs ouvrages dont deux traités
relatifs aux fortifications et aux places de guerre :
-
en 1628 : Traité intitulé Les fortifications, ouvrage
important sur la fortification qu’il publia à Paris alors qu’il
était encore très jeune, à l’âge de 32 ans. Ce traité se
présente comme un fort volume in-folio de 441 pages de texte,
illustré de dessins avec plans, tables et perspectives, qu’il
avait mis neuf à dix ans à écrire. Ce manuel vise à être une
somme théorique, bilan de ses observations durant les dix premières
années de sa carrière militaire. L’achevé d’impression date du
1er août 1628, le privilège royal accordé par Louis
XIII le 11 juin 1628 ayant été signé au camp de La Rochelle. Dans
ce premier ouvrage, les notions développées par Antoine de Ville
s’articulent autour de trois pôles : fortifier, attaquer,
défendre. Il prévoit autant la construction en neuf que
l’amélioration de l’existant, sur le principe de fortifications
rasantes, bastionnées et flanquantes. Ses démonstrations sont
étayées par les récentes découvertes mathématiques, sinus et
logarithmes. Cet ouvrage connut trois éditions en 1628, 1640 et
1666.
-
en 1639 : Ouvrage sur le siège de Hesdin,
-
en 1639 également, un second Traité majeur : De la charge
des Gouverneurs de Place, vade-mecum de 292 pages à l’intention
des responsables d’ouvrages défensifs, qu’il écrivit à l’âge
de 43 ans. C’est d’abord un abrégé des savoirs que doit
posséder un officier à qui l’on confie le gouvernement d’une
place. Ce n’est pas seulement un manuel à l’usage des
gouverneurs, mais bien un traité sur l’ensembles des techniques de
la guerre, voire une étude du fait guerrier. Il y donnait son
témoignage sur sa conception de la guerre : « Comment
avoir une armée forte et des positions imprenables ? ».
L’importance de ce traité général sur la guerre explique qu’il
resta en usage jusqu’en 1870, après avoir connu plusieurs
rééditions, en 1639 et 1674, la dernière en 1856
L’oeuvre
de théoricien du chevalier de Ville est surtout marquée du sceau du
bon sens, fruit de son expérience acquise sur le terrain. Ses livres
sont riches en planches dont celles de son premier grand ouvrage,
celui sur les fortifications, sont faites et signées de sa main. Ces
planches servent de support à ses démonstrations et de modèle pour
les méthodes à utiliser. Les plans des fortifications constituent
de bons travaux de construction géométrique, preuve d’une
démarche scientifique et méthodique pour permettre à l’ensemble
construit de profiter au maximum de l’efficacité des armes à feu
de l’époque. Il prévoyait des forteresses carrées, pentagonales,
hexagonales, plus rarement rectangulaires. La position respective des
bastions, courtines et remparts tient compte de la portée des
mousquets utilisés en appui pour la défense.
Ses
normes de construction des citadelles sont :
*
Sa construction part du côté intérieur auquel il donne 250 m
environ, divisé en 2/3 pour la courtine et 1/6 pour chaque
demi-gorge de bastion, le flanc du bastion est égal à la demi-gorge
(soit au quart de la courtine) et perpendiculaire à la courtine ;
la face du bastion a une longueur égale au double de celle du flanc,
l’angle flanqué est un angle droit.
*
La défense de la courtine et des portes repose sur les bastions,
positions normales des canons d’artillerie ; des bastions on
couvre par le tir la courtine contre ceux qui tentent le
franchissement du fossé ou l’escalade de l’escarpe.
*
Si nécessaire, la longueur des courtines est réduite, mais pas
celle des flancs des bastions qui doivent être assez grands pour
contenir un nombre important de fantassins, priorité étant donnée
au tir de mousqueterie sur l’artillerie.
*
Les bastions sont pleins pour pouvoir rapidement faire passer les
canons de l’un à l’autre ; il propose les batteries en
barbette à l’air libre, car à l’époque on ne sait pas évacuer
les gaz des casemates.
*
La hauteur d’escarpe est de 10 m dont 6 à 7 m au dessus de la
campagne ; la hauteur du parapet est réduite pour permettre le
tir en barbette21.
*
Les dehors sont recommandés pour éviter les surprises et protéger
les points faibles : ravelins ou demi-lunes de 50 à 60 pas22
de long pour les faces ainsi que les chemins couverts. Il soutient
l’idée qui se développe alors de deux enceintes d’engagement:
l’enceinte de combat avec les dehors, qui couvre les points
délicats et l’enceinte de sûreté, avec les courtines et les
bastions, qui constitue le noyau dur de la place. Il s’attache à
une bonne utilisation du terrain.
Le
fruit du rempart est chez de Ville plus important que chez Erard. De
Ville proscrit les voûtes à l’intérieur des remparts pour leur
assurer une solidité maximum. Il innove aussi en créant des places
d’armes dans les angles du chemin couvert, espaces permettant de
concentrer des forces pour des sorties ou des contre-attaques. Dans
ses études sur le bastion, il prévoit en outre la descente dans le
fossé par un escalier qui y débouche par une poterne. De Ville
s’inquiète des sites de montagne. Si le lieu où l’ennemi peut
s’installer est à 1 000 m horizontaux de l’enceinte, il
considère que rien n’est à craindre, ce qui est à corréler avec
les portées efficaces des armes de son époque.
*
Pagan23: Blaise
François, comte de Pagan (1604-1665), né à Saint-Rémy-de-Provence,
entré en service à l’âge de douze ans, il participa au siège de
Calais et aux attaques du Pont-de-Cé. Agé de 17 ans en 1621, il se
distingua aux sièges de Saint-Jean-d’Angély, de Clérac et
Montauban où il perdit un oeil d’un coup de mousquet. En 1629 il
fut aux attaques des barricades de Suze (Piémont), en 1633 au siège
de Nancy. Il poursuivit sa carrière jusqu’en 1642 où, devenu
maréchal de camp, il perdit son second oeil au cours d’une action
militaire. Dès 1623, il avait conçu plusieurs plans de siège et
apporté des modifications au dessin des bastions. Devenu aveugle, il
se consacra à la science de la fortification et il publia, malgré
son handicap, plusieurs ouvrages tous écrits après 1642. En 1645,
il publia un traité de fortification : Les
fortifications du comte de Pagan,
in
folio
de 196 pages, ouvrage très prisé de Vauban. Dans son oeuvre, il
insistait sur l’importance des flanquements, des fossés ainsi que
sur le rôle des bastions et de l’artillerie pour défendre les
fossés. Il y préconisait un front bastionné différent de ceux
pratiqués : détermination des faces des bastions en partant du
côté extérieur du polygone et flancs des bastions perpendiculaires
aux lignes de défense, c’est-à-dire aux prolongements des faces
des bastions voisins. Ainsi, dans son tracé, les flancs des bastions
font des angles obtus avec les courtines et les faces de bastions
sont plus longues que chez de Ville, pour faciliter les tirs de
flanquement sur l’importance desquels il insistait. Pour lui,
l’échelonnement en profondeur des défenses depuis les chemins
couverts jusqu’aux bastions est l’idée maîtresse du combat
défensif. Il préconisa la construction d’ouvrages extérieurs
nombreux se soutenant mutuellement et leur étroite adaptation au
terrain, en avant du front bastionné pour permettre ce bon
échelonnement de la défense en profondeur. Il renforçait les
dehors par des douves, ravelins, demi-lunes, contre-gardes, etc. et
se montrait soucieux du confort des occupants. Il souligna le rôle
des fossés et de l’artillerie pour les défendre. Lui-même ne
construisit aucune place forte autre que celle de Blaye dont la
construction commença en 1652 et fut achevée en 1685 par Vauban.
Elle constitue donc le lien parfait entre ces deux maîtres de la
fortification, lien d’autant plus intéressant que les idées de
Pagan furent appliquées par Vauban. Il mourut en 1665 à l’âge de
61 ans. Pagan est considéré comme le père « technique »
de Vauban.
Parmi
les ingénieurs importants du règne de Louis XIII, il faut encore
citer Bernard
Duplessis-Besançon24
(Charles Bernard de Besançon, sieur Duplessis), (1600-1670),
officier, ingénieur et diplomate, qui débuta le métier des armes
en Hollande en 1627. Officier et ingénieur, il participa au siège
de La Rochelle en 1627-28, où il travailla à la digue et
construisit des machines, des chandeliers,
sorte d’énormes chevaux de frise sur la digue dont d’Argencourt,
venu de île de Ré, avait fait élargir le soubassement et la
plate-forme. En 1629 il fut à Guise puis à Privat ; en 1630,
il fit campagne dans les Alpes. Il tint conférence, en janvier 1635,
avec Jean de Bonnefons et le sieur d’Argencourt pour, sur ordre de
Richelieu, identifier les points faibles des défenses provençales
et proposer les renforcements du port de Toulon qui en était le
point le plus vulnérable. De 1635 à 1637, il travailla aux
fortifications de Toulon et en 1637 il fut blessé au siège des îles
de Lérins. De 1638 à 1642, il participa aux opérations offensives
à la frontière espagnole sur les Pyrénées. En 1638, il participa
au siège de Fontarabie, en 1639 à la prise de Salses avec le prince
de Condé. En 1640, il fut nommé Sergent de bataille dans les armées
de Guyenne et Languedoc. Vers 1641-42 il était à Bayonne, puis en
Champagne quand, à la mort de Louis XIII, lui fut donné le
gouvernement de Salces. Faisant suite au traité du 10 avril 1643,
par instruction du 20 avril, il fut chargé de conduire à Bayonne
des prisonniers à rendre au roi d’Espagne. A Bayonne il reçut
alors mission de mettre la ville en sûreté et, en 1643, il y
travailla aux fortifications. Fin 1643, il effectua un voyage à
Douai et, en 1644, il se rendit à Bruxelles. Ayant reçu le
gouvernement d’Auxonne en 1644, il continua à faire campagne.
Nommé Maréchal de camp pour la campagne de 1644/45, il resta en
Italie, puis en Savoie jusqu’en 1650. Nommé lieutenant général
en 1653, il rédigea en 1654 des projets d’attaque de Fontarabie
mais il dut alors rapidement quitter la Guyenne pour les Flandres.
Ambassadeur à Venise de 1655 à 1658, il revint en France en 1660 et
retrouva son gouvernement d’Auxonne qu’il conserva jusqu’à sa
mort en 1670.
Parmi
les ingénieurs du roi Louis XIII, on peut également citer :
Le
Camus, dont la carrière est peu connue. Il assista d’Argencourt
en 1626 pour la construction du fort de Saint-Martin de Ré et fut
nommé intendant des fortifications en 1645 après trente ans de
service comme ingénieur au cours desquels « il avait été
chargé de fortifier des places importantes où il avait fait
connaître sa capacité ».
Desjardins
(Nicolas), architecte ordinaire des bâtiments du roi, nommé
ingénieur et géographe du Roy en 1643, dont la carrière est
également peu connue. Il assista Duplessis-Besançon et se dit
lui-même : « lieutenant de Monsr
du Plessis de Besançon, commandant pour le service de sa Majesté
dans le chasteau d’Auxonne » sur la légende de la carte
topographique de Saint-Jean-Pied-de-Port dont il est l’auteur.
Envoyé en renfort à Bayonne en juin 1643 avec le titre de
« Directeur des fortifications de Bayonne et de
Saint-Jean-Pied-de-Port », il fut le concepteur du bastion
du Saint-Esprit. Il dirigea les travaux exécutés à la citadelle de
Saint-Jean-Pied-de-Port en 1643, puis ceux commandés par une
« Commission » du roi en date du 18 mars 1647. Il
travailla plus tard au fort Saint-Nicolas de Marseille puis au
Château Trompette de Bordeaux, où, à une date inconnue entre 1663
et 1677, il rencontra Clerville.
27-L’ORGANISATION des FORTIFICATIONS sous LOUIS XIV25
Durant
le règne de Louis XIV, une importante politique de fortification
reprenant celle entreprise par Sully, se mit en place sous la double
impulsion de François Michel Le Tellier, marquis de Louvois
(1639-1691), Secrétaire d’État à la guerre, qui poursuivait
l’œuvre de son père Le Tellier, et de Jean-Baptiste Colbert
(1619-1683), Secrétaire d’État à la Marine, Contrôleur général
des finances et Surintendant des bâtiments royaux. Les ingénieurs
étaient séparés en deux départements distincts, dépendant
respectivement de Louvois pour les places de terre et de Colbert pour
les places de mer. Dès le début de son règne personnel, le roi
réorganisa de manière rationnelle le service des fortifications.
Déjà en 1658, Mazarin avait placé un ingénieur, le chevalier de
Clerville sous les ordres directs de Michel Le Tellier, secrétaire
d’État à la guerre. Très féru de poliorcétique, le roi ratifia
le choix de Mazarin. Il créa la fonction de « Commissaire
général aux fortifications », qu’il confia en 1662, au
Chevalier de Malte de Clerville (1610-1677). Vauban
(1633-1707) qui avait commencé sa carrière sous ses ordres, lui
succéda dans ses fonctions en 1678.
Le
nombre des ingénieurs, organisés en deux corps hiérarchisés,
s’accrut encore fortement : 250 à 275 en activité au cours
d’une même année. Pour mieux choisir les futurs ingénieurs,
Vauban organisa un examen qu’il présida dans la mesure du
possible. Dès 1669, il structura le corps des ingénieurs en six
brigades, comprenant chacune une quarantaine d’ingénieurs. Le
commissaire général des fortifications inspectait tous les travaux
des deux départements. Lorsque la coordination des ouvrages de toute
une province s’imposait, Colbert nommait un « ingénieur
général » chargé de diriger les travaux de toute une
province, ce fut le cas de François Ferry (1649-1701),
ingénieur général des provinces de Poitou, Saintonge, Aunis,
Guyenne, Béarn et Navarre, soit de l’ensemble de la côte océane
d’Hendaye à l’embouchure de La Loire. Lorsque le marquis de
Seignelay succéda en 1683 à son père, le grand Colbert, comme
Secrétaire d’État à la marine, l’organisation des
fortifications ne fut pas changée. En 1691, après les décès
successifs de Seignelay et de Louvois, Louis XIV regroupa les
responsabilités des fortifications du royaume en un seul
« Département des Fortifications des places de terre et de
mer », séparé du Département de la guerre, qui
regroupait toutes les fortifications terrestres et maritimes ainsi
que tous les ingénieurs du roi en un seul corps dont il confia la
direction le 22 juillet 1692, à Michel Le Peletier de Souzy,
Conseiller d’État, qui fut nommé « Directeur Général
des fortifications », fonctions qu’il conserva jusqu’en
1715. Cette unification permit l’harmonisation souhaitée. Le règne
de Louis XIV marqua ainsi véritablement la naissance du corps des
ingénieurs du Roy. Créé par Louis XIV en 1691, le département des
fortifications fut maintenu par Louis XV. Quand Le Peletier quitta
ses fonctions en 1715, un officier de cavalerie, le marquis d’Asfeld,
futur maréchal, lui succéda et resta en poste jusqu’à sa mort en
1742.
La
tâche des ingénieurs fut lourde pendant ce règne, car il leur
fallut sans cesse adapter le système de fortifications aux
modifications de frontières. Dès 1676, ils se distinguèrent autour
de la personne de Vauban, dans la guerre de siège pratiquée en
Flandre contre les Espagnols au cours de la guerre de Hollande
(1672-1678). Les guerres de la Ligue d’Augsbourg (1689-1697) puis
de Succession d’Espagne (1701-1713) leur offrirent à nouveau
l’occasion de se distinguer car l’art de l’attaque et de la
défense des places y joua un rôle essentiel. Ainsi, ils entrèrent
de plain-pied dans le processus de célébration de la machine de
guerre la plus formidable d’Europe. Les places fortes furent
représentées en maquettes au 1/600e, les plans en relief, à partir
de 1668 à l’initiative de Louvois. Outils architecturaux et outils
stratégiques, elles permettaient d’étudier les projets de travaux
et de simuler les sièges, mais participaient également au prestige
du roi. Il n’est fait aucune mention d’un plan en relief de
Saint-Jean-Pied-de-Port dans l’inventaire établi qui recense plans
existants et disparus26.
Durant
les dernières années du XVIIe siècle, quelques ingénieurs
commencèrent à se spécialiser dans les relevés cartographiques et
topographiques, concurremment aux relevés à très grande échelle
qu’ils effectuaient lors de la construction ou de la modernisation
des places fortes. Parmi eux se distinguèrent les Masse, le père
Claude (1652-1737) puis ses deux fils, François-Félix, ingénieur
en 1726, mort en 1757 et Claude-Félix, ingénieur en 1731, retiré
en 1777, qui furent chargés à partir de 1688 du relevé des côtes
de l’océan. Le corps des ingénieurs topographes militaires ne
prit véritablement consistance qu’en 1777 sous Louis XV.
Clerville
et Vauban occupèrent donc successivement les fonctions de
Commissaire général aux fortifications durant le règne de Louis
XIV :
-
Clerville
(Louis Nicolas, chevalier de) : ingénieur du Roy, 1610-1677,
Commissaire général aux fortifications. Commençant sa carrière
comme chevalier de Malte de minorité, il servit sur les galères en
Méditerranée. Sous Louis XIII, il combattit pendant la guerre de
Trente Ans, comme officier d’infanterie dans le régiment de
Noailles. Ingénieur du Roy après 1643, il établit des cartes en
Auvergne. En 1649, attaché à Mazarin il combattit en Guyenne contre
la Fronde. Sergent de bataille en 1650, maréchal de camp en 1652, il
dirigea en chef les travaux des ingénieurs à de nombreux sièges en
Lorraine, Champagne et Flandres : Sainte-Menehould où il
rencontra Vauban, Stenay, Dunkerque. Après la Fronde, il eut la
responsabilité de la construction de deux citadelles à Marseille,
dont le fort Saint-Nicolas construit de 1660 à 1668. Il était alors
considéré, après la mort d’Argencourt, comme le meilleur des
ingénieurs. Dès cette date, Mazarin qui l’appréciait, décida de
créer en sa faveur la charge de Commissaire
général aux fortifications,
ce que Louis XIV réalisa en 1662, faisant de lui le premier
ingénieur de Sa Majesté. Il occupa ce poste pendant de longues
années durant lesquelles il essaya de développer son propre style
de construction. A partir de 1663, il travailla au « canal
des deux mers ».
Mais ce brillant combattant de la guerre de Trente ans ne réussit
pas, l’âge venant, à s’adapter aux exigences nouvelles de l’art
de la fortification. Très attaqué pendant les dernières années de
sa vie, il perdit la confiance de Louvois et ne donna plus guère son
avis que dans le département de la Marine, celui de Colbert. Lors de
la conquête des Flandres durant la guerre de Dévolution contre
l’Espagne (1667-1668), son projet de citadelle de Lille, qui avait
ouvert ses portes au roi de France en août 1667, ne fut pas retenu
par le roi qui préféra celui présenté par Vauban de citadelle
pentagonale anthropomorphique27.
Dès 1668, Vauban qui s’était ainsi imposé à l’attention du
roi et de Louvois, le remplaça de fait comme conseiller auprès du
secrétaire d’État à la guerre. Se sentant supplanté par Vauban,
Clerville se retira dans son gouvernement d’Oléron en 1671, tout
en conservant sa charge de commissaire général aux fortifications
jusqu’à sa mort en 1677. Il fut remplacé dans cette fonction en
1678 par Vauban qui l’assumait de fait depuis une décennie.
-
Vauban (Sébastien Le Prestre) seigneur de Vauban, ingénieur du
Roy, 1633-1707, commissaire général aux fortifications, maréchal
de France. Né en 1633 à St Léger près d’Avallon dans l’Yonne,
de petite noblesse du Morvan, Vauban possédait, à l’en croire,
une assez bonne teinture des mathématiques et des fortifications.
Les hasards de la naissance et de la guerre lui valurent de commencer
sa carrière, en 1651 à l’âge de dix-sept ans, en affrontant les
armées du roi, comme cadet dans l’armée de la Fronde sous Condé.
Capturé dans une embuscade en 1653, il fut présenté à Mazarin
qui, ayant appris sa connaissance de la fortification, le recruta
dans l’armée royale. Participant alors à pas moins de quatorze
sièges sous les ordres du chevalier de Clerville, il fut blessé
plus d’une douzaine de fois. Sa première mission fut de
reconquérir en 1654 la place de Sainte-Menehould, à la
fortification de laquelle il avait travaillé peu auparavant. C’était
le premier siège auquel Louis XIV, âgé de 14 ans assistait. En
1655, après avoir fait ses preuves au siège de Landrecies, il
obtint son brevet d’ingénieur ordinaire du Roy. Il servit
pendant tous les sièges qui suivirent « avec autorité sur
les troupes, l’artillerie, les bombes, les sapeurs et les
mineurs ». Il fut blessé successivement aux sièges de
Valenciennes en 1656, de Montmédy en 1657, de Douai en 1668 où il
reçut un coup de mousquet à la joue gauche dont la cicatrice
marquant son visage est visible sur tous ses portraits. Il consacra
ainsi sa vie à la conduite de sièges et à la construction de
places fortes.
Esprit
synthétique, Vauban s’inscrivit dans la continuité des
ingénieurs, constructeurs de fortifications, qui l’avaient
précédé. Il mit à profit les années de paix qui suivirent le
traité des Pyrénées en 1659, pour étudier plus avant les règles
de la fortification. Ainsi, formé par le chevalier de Clerville
pendant ses premières années d’activité comme ingénieur, il fut
surtout influencé par trois théoriciens dans l’art de la
fortification, Jean Errard, Antoine de Ville et surtout Blaise comte
de Pagan dont il adopta les principes, notamment l’adaptation au
terrain du tracé bastionné et l’échelonnement en profondeur de
la défense, principes que le chevalier de Clerville semblait
ignorer. Développant leurs idées, il appliqua leurs théories en
les perfectionnant pour inventer une architecture militaire
remarquable. Il s’appropria la voie ainsi tracée qu’il
transcenda. Avec lui l’architecture bastionnée, seule parade
réellement efficace contre le canon qui faisait brèche, devint une
véritable science que le maréchal porta à son apogée. Vauban
marqua d’une empreinte si profonde les fortifications de l’époque
moderne qu’il s’imposa comme le véritable maître de l’art de
la fortification à un point tel qu’on lui attribue nombre de
places fortes qu’il n’a pas construites et que sa renommée a
éclipsé celle de ses prédécesseurs.
En
1663, le roi attacha directement Vauban à son service en lui donnant
une compagnie dans le Royal Picardie. Ainsi, il pouvait être appelé
à diriger lui-même des sièges. Ce fut à Lille en 1667, qu’il se
fit vraiment connaître du roi, de Louvois et de Colbert. Lors de la
conquête des Flandres, après la prise de Lille, face au projet de
citadelle carrée présenté par Clerville, le roi choisit le projet
de citadelle pentagonale de Vauban. Ce fut le début d’une
véritable tension entre Clerville et Vauban qui finit par avoir la
prééminence. Le roi nomma Vauban gouverneur de Lille et responsable
de l’ensemble des places fortes françaises. Le siège victorieux
de Maastricht en 1673, lui permit de s’illustrer en menant les
attaques selon des principes nouveaux. Cependant, promu Brigadier
d’infanterie en 1674, maréchal de camp en 1676, il ne devint
officiellement Commissaire général aux fortifications que le
4 janvier 1678, après la mort du chevalier de Clerville. Il
reconstruisit, « releva et accommoda » de 1681 à
1682 la citadelle de Saint-Martin de Ré, qui fut quasiment terminée
en un an sur un plan carré de 280 mètres de côté avec un bastion
à orillons à chaque angle. Au cours du conflit avec l’Espagne des
années 1683-84 provoquée par la politique des « Réunions »
de Louis XIV, Vauban après avoir participé au siège de Courtrai,
assura le salut du royaume en s’emparant de la forteresse du
Luxembourg, réputée inexpugnable et assiégée depuis décembre
1683, qu’il attaqua le 28 avril. Sa capitulation le 4 juin 1684
permit la signature de la trêve de Ratisbonne. Vauban la fortifia
alors en réparant tous les ouvrages espagnols pouvant être intégrés
dans son projet et il construisit des casernes pour éviter les
inconvénients pour les soldats de la vie en « garni ».
Malgré
sa conclusion favorable, la guerre de Hollande, terminée en 1678 par
les deux traités scellant la paix de Nimègue avec l’Espagne et
les Pays-Bas, qui marquèrent l’apogée de la puissance de Louis
XIV en Europe, n’avait pas résolu tous les problèmes. Elle avait
notamment avait révélé la vulnérabilité de la frontière avec
l’Espagne sur les Pyrénées, que la guerre de 1683-84 avec
l’Espagne avait confirmée. Ces conflits avaient à nouveau posé,
vingt ans après le traité des Pyrénées, la question du
renforcement de la frontière pyrénéenne. Aussi est-ce durant ces
dix années de paix relative qui séparent le traité de Nimègue de
1678 et le déclenchement en 1688 de la guerre de la Ligue
d’Augsbourg, juste avant et juste après ce conflit avec l’Espagne
des années 1683-1684, que se déroulèrent les inspections de Vauban
en Guyenne et sur la frontière des Pyrénées du Roussillon à la
Navarre. Dans un mémoire adressé au roi dès novembre 1678, Vauban,
qui venait d’être nommé Commissaire Général aux
Fortifications, avait souligné la nécessité de renforcer les
frontières en commençant par la constitution d’un « pré
carré » sur la frontière des Pays-Bas. A partir de 1679, il
inspecta la frontière des Pyrénées, dont la vulnérabilité venait
d’être soulignée, en commençant par le Roussillon, récente
acquisition française. Il y créa la place de Mont-Louis-en-Cerdagne
avec sa ville et sa citadelle, et la place de
Villefranche-de-Conflent. Il y modifia le fort de Bellegarde barrant
le col du Perthus et le fort de Lagarde près d’Amélie-les-Bains.
L’année suivante, en 1680, il conduisit une première inspection
des fortifications des Pyrénées occidentales, notamment de Bayonne
où il prescrivit la construction d’une citadelle. Peu après la
trêve de Ratisbonne, Vauban revint dans les Pyrénées occidentales.
Il séjourna en octobre 1685 à Bordeaux où il conçut un plan
ambitieux d’un ensemble de fortifications, dont Bordeaux était le
centre et comprenant la citadelle de Blaye, Fort Pâté, Fort Médoc
et le Château Trompette. Fin 1685, il préconisa, autour de la place
de Bayonne et de sa nouvelle citadelle, de rénover l’ensemble des
fortifications avec les forts d’Hendaye et de Socoa, la place de
Navarrenx et la citadelle de Saint-Jean-Pied-de-Port. Sur la base du
mémoire qu’il rédigea, les travaux y commencèrent sur ordre du
roi transmis par Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, fils du
Grand Colbert, en janvier 1686. Début 1686, Vauban alla inspecter
les travaux du canal des deux mers.
Ainsi,
sous Louis XIV, un colossal programme de fortifications fut réalisé
sur l’ensemble de la province d’Aunis, Poitou, Saintonge,
Guyenne, Navarre et Béarn dont l’ingénieur François Ferry était
l’ingénieur général de 1679 à sa mort en 1701. Il fut l’artisan
efficace de l’ensemble cohérent de fortifications conçu par
Vauban. Le cartographe Claude Masse travailla plus de vingt ans comme
dessinateur de Ferry qu’il suivit de Picardie en Guyenne, puis
poursuivit sa carrière dans une fonction proche de Vauban. Ferry,
cependant, architecte de formation et non ingénieur militaire, qui
avait commencé sa carrière sous de Clerville et appartenait au
département de la Marine, n’adhérait pas entièrement aux
conceptions de Vauban. Ses réalisations sont marquées d’un style
plus archaïsant. Vauban laissait une marge d’initiative certaine à
ses ingénieurs auxquels il reconnaissait la capacité, grâce à
leur présence permanente sur le chantier, de mieux percevoir
avantages et inconvénients pratiques des solutions retenues.
Promu
lieutenant-général en 1688, Vauban participa dès octobre de cette
même année aux sièges de Philippsburg, puis de Mannheim et de
Franckenthal, au cours de la campagne de la ligue d’Augsbourg en
Palatinat. En 1691, lors de la création du Département des
Fortifications des places de terre et de mer confié à Michel Le
Peletier de Souzy, Vauban resta, en sa qualité de Commissaire
général aux fortifications, l’ingénieur principal du
royaume. Vauban avait souhaité cette réforme et entretenait de bons
rapports avec le Directeur général des fortifications dont
il dépendait directement. Le roi recevait le directeur général des
fortifications tous les lundis en fin d’après-midi, sur la base
des mémoires par lesquels le commissaire général des
fortifications, Vauban, soumettait ses propositions. Entré à
l’académie des Sciences en 1699 comme membre honoraire, fait
Maréchal de France en 1703 à l’âge de 70 ans, Vauban fut mis à
la retraite en 1706. Il mourut en 1707. Son cœur, conservé
jusqu’alors à l’église de Bazoches, fut porté aux Invalides en
1808 sur ordre de l’empereur Napoléon et placé au cours d’une
imposante cérémonie dans un mausolée érigé à droite sous le
dôme vis-à-vis de celui de Turenne.
La
période d’activité de Vauban coïncida avec le règne de Louis
XIV28.
En cinquante ans, entre 1655 date à laquelle il reçut le brevet
d’ingénieur ordinaire du Roi et 1706 date de sa mise en retraite,
il assura la construction ou la réorganisation de cent soixante
places fortes tout en dirigeant quarante-huit sièges. Grâce aux
talents à la fois de stratège, de tacticien, d’architecte et
d’ingénieur de Vauban, la France eut alors la capacité de dominer
toutes les autres puissances. Vauban a laissé de nombreux écrits.
Quand il inspectait une fortification, Vauban rédigeait sur place un
mémoire qu’il adressait au ministre, Louvois ou Colbert, avec une
lettre. Voyageur infatigable, il parcourait deux mille kilomètres
par an en inspections. C’est vers 1685 qu’il mit au point une
basterne,
sorte de chaise de voyage, portée par deux chevaux, conçue pour
deux passagers assis vis-à-vis, afin de pouvoir travailler en se
déplaçant en dictant ses documents à son secrétaire. Il rédigea
de 1681 à 1698 plus de cent cinquante mémoires.
Il
rédigea deux traités didactiques sur la poliorcétique, mais aucun
traité sur l’art de la fortification. Le plus connu de ces
ouvrages est le Traité
des sièges et de l’attaque des places.29
Ce manuscrit était destiné à l’éducation du duc de Bourgogne,
petit-fils de Louis XIV. Il le mit au point en 1704 en enrichissant
de ses propres innovations en poliorcétique, un premier Mémoire
sur la conduite des sièges
commandé par Louvois, qu’il avait commencé en 1669. Soucieux
d’économiser la vie de ses hommes, Vauban y développe une
approche rationnelle du siège qu’il décompose en une suite
logique de douze phases, définissant ainsi la forme classique de
l’attaque, qui resta en usage jusqu’au milieu du XIXe siècle,
associant anticipation, travail méthodique et maîtrise des
dernières techniques. Gardant en mémoire la mort inutile, devant
Maastricht en 1673, de d’Artagnan lancé avec les gardes françaises
trop tôt à l’assaut alors que les travaux de siège devaient
contraindre le gouverneur à la reddition quelques jours plus tard,
Vauban chercha toujours à épargner les vies et à mettre au point
les moyens de protéger la progression de ses troupes au cours des
sièges, quitte à faire des travaux supplémentaires. Il apporta
trois perfectionnements décisifs à la technique du siège: les
parallèles expérimentés dès Maastricht en 1673, les « cavaliers
de tranchée »
inventés en 1684 lors du siège de Luxembourg et le tir à ricochet
expérimenté devant Philippsburg en 1688 : en disposant ses
pièces de manière à prendre en enfilade les batteries adverses et
en employant de petites charges de poudre, un boulet peut avoir
plusieurs impacts, comme s’il rebondissait, et ainsi balayer d’un
seul coup toute une ligne de défense au sommet d’un rempart,
canons et servants à la fois. En tant que défenseur, il y trouva
une parade en construisant des traverses perpendiculairement aux
remparts. Il estimait que la durée moyenne d’un siège était de
48 jours et qu’en conséquence toute citadelle devait être
organisée pour soutenir un siège d’une telle durée. Mais le plus
novateur dans le Traité, est l’approche rationnelle du siège
développée par Vauban, avec ses douze phases: investissement,
installation de l’armée de siège avec « contrevallation »
et « circonvallation », reconnaissances, travaux
d’approche avec 1re,
puis 2e
parallèles, installation des batteries, 3e
parallèle, occupation du chemin couvert, préparation de l’assaut,
descente au fossé et finalement un assaut, souvent rendu inutile par
la capitulation. S’inscrivant pleinement dans la révolution
scientifique qui s’était opérée sous l’égide de Descartes
puis de Pascal, Vauban concevait la prise d’une place forte comme
une oeuvre rationnelle qui, si elle relevait d’une mécanique
guerrière, obéissait également à la règle des trois unités de
lieu, d’action, et de style, qui définissent la tragédie
classique. Ce traité reste le plus classique de tous les traités
militaires comme Vauban demeure le plus grand ingénieur militaire
que la France n’ait jamais connu. Homme de son temps, un siècle où
la violence se vit presque au quotidien dans des guerres
continuelles, Vauban pensait, lui, à « économiser »
la vie des ses hommes. Il a toujours recherché les moyens capables
de protéger la progression de ses troupes et généralisé l’emploi
des tranchées et levées de terre. Novateur, Vauban développa une
approche rationnelle du siège, qu’il décomposait en une suite
logique de douze phases nécessitant au plus quarante-huit jours. Il
définit ainsi la forme classique de l’attaque qui resta en usage
jusqu’au milieu du XIXe siècle.
Concernant
la défense des places, toute la pensée de Vauban réside dans
l’absence de formalisme doctrinal et de schéma préétabli. Ses
citadelles se caractérisent surtout par leur parfaite adaptation à
la configuration du terrain et à la tactique prévisible de
l’ennemi. Aucune ne fut réalisée conformément à la théorie,
car Vauban combinait les systèmes pour tirer le meilleur parti des
conditions locales. Selon ses propres termes, « l’art de
la fortification ne consiste pas dans des règles et des systèmes,
mais uniquement dans le bon sens et l’expérience ». Pour
lui cet art de la fortification, essentiellement pragmatique,
reposait sur deux grands principes : d’abord, une parfaite
adaptation au terrain, ce qui en montagne le conduisit à réaliser
des forteresses dont les caractéristiques échappent à toute norme,
ensuite l’échelonnement de la défense en profondeur, ce qui
l’amena à construire des ouvrages de plus en plus complexes. Il
porta ainsi à son apogée l’art de la fortification remparée,
bastionnée et échelonnée en profondeur, qui avait été développé
et théorisé par ses prédécesseurs, Errard, Antoine de Ville,
Pagan. Alors qu’il se défendait de tout dogmatisme, les
théoriciens de son œuvre y distinguèrent trois manières, dont
chacune est un perfectionnement du précédent :
*
Dans la première manière30,
simple application des procédés de ses prédécesseurs, notamment
de Pagan, chaque face de bastion continue à être défendue par le
tir des pièces placées sur le flanc du bastion voisin et les feux
des flancs des bastions encadrant se croisent devant les courtines.
Entre les bastions, est installée une demi-lune isolée de la
courtine qu’elle couvre et qui est elle-même couverte par les tirs
des bastions encadrant. L’ensemble est cerné de fossés. Une
galerie souterraine relie les ouvrages avancés entre eux et avec la
partie centrale. La citadelle de Bayonne, construite après
l’inspection de la place conduite par Vauban en 1680 est un exemple
représentatif de ce système.
*
Dans la deuxième manière, Vauban dissocie l’action lointaine de
la défense rapprochée en constituant deux enceintes parallèles,
échelonnées en profondeur. A l’intérieur, « l’enceinte
de sûreté », chargée de la défense rapprochée,
comprend la courtine décomposée en tours bastionnées, couvertes en
avant par des contre-gardes. A l’extérieur, « l’enceinte
de combat », destinée à l’action lointaine, se compose
de bastions détachés reliés par des tenailles, en avant desquels
sont construites des demi-lunes qui les couvrent, l’ensemble étant
entouré d’un chemin couvert, équipé de places d’armes au-delà
d’un fossé, qui constitue la troisième enceinte, « l’enceinte
de défense ». La citadelle de Belfort en est l’exemple.
*
La troisième manière est un perfectionnement de la deuxième :
entre les tours bastionnées, la courtine de l’enceinte est
elle-même faite de redans successifs qui créent de nouveaux fronts
battus par des batteries en casemate et en barbette ; les
demi-lunes sont dotées de réduits isolés eux-mêmes entourés de
fossés. Les tenailles mises au même niveau que les contre-gardes
forment avec elles l’enceinte intermédiaire La place forte de
Neuf-Brisach, construite ex nihilo en 1699 sur le plan choisi
par Louis XIV lui-même parmi les trois projets qui lui furent
soumis, est l’exacte et unique application de ce système.
Sous
Louis XIV, le rôle des fortifications commença aussi à évoluer au
plan stratégique. Vauban ne fut pas seulement un architecte génial.
Ses fortifications s’inscrivaient dans une conception d’ensemble
également novatrice, tant de la stratégie générale et
opérationnelle que de la tactique et de la logistique. Au plan de la
conception de la défense du royaume, Vauban fut le premier à avoir
une vue globale sur le rôle stratégique des places fortes. Il
délaissa le système des « Portes », en honneur
sous Louis XIII, qui consistait à contrôler les points sensibles
aux frontières et les points clefs sur les axes de pénétration, en
y établissant des forteresses qui interdisaient l’accès au
royaume de France. Il préféra rechercher la protection globale du
royaume en établissant à la frontière une double ligne de
fortifications qui s’appuyaient et se couvraient mutuellement. La
« ceinture de fer » pensée, voulue et réalisée
par le Premier Ingénieur du Roy, a largement fait ses preuves
lors des guerres de Louis XIV. Cette réalisation avait été
amplement préparée par les soins appliqués de Henri IV et Louis
XIII et de leurs ingénieurs qui, selon la formule de Vauban, avaient
veillé à « la sûreté des pays de l’obéissance du
Roy ». Vauban implanta, notamment de Calais à la Meuse de
Mézières, le « pré carré », un quadrillage de
deux lignes de places fortes qui couvraient les itinéraires de
pénétration sur ces deux cents kilomètres de frontières sans
obstacle. De même il construisit, ou remania, de multiples places
fortes sur tout le territoire français dont l’ensemble Bayonne,
Navarrenx, Hendaye, Socoa, Saint-Jean-Pied-de-Port. Sa grande œuvre
civile fut le « Canal de communication des deux mers »
reliant Atlantique et Méditerranée, dont le concepteur, Pierre Paul
Riquet, mourut en 1680.
Au
plan de la stratégie opérationnelle, la citadelle ne se contentait
plus de tenir une ville ou un territoire. Elle devait, de surcroît,
constituer un pivot autour duquel les armées en campagne
manoeuvraient et qu’elles venaient renforcer en cas de siège
prolongé. Au plan tactique, la défense d’une citadelle ne devait
plus être fixe mais mobile : s’articulant autour des
enceintes successives de défense, de combat et de
sûreté, elle devenait une défense mobile en profondeur,
ponctuée de contre-attaques. Les fortifications continuaient, comme
par le passé, à assumer la mission première de contrôle d’un
espace, mais elles commencèrent aussi à constituer des bases où se
concentraient aux frontières, hommes et matériels prêts pour une
guerre offensive éventuelle. Comprenant arsenal et dépôts de
vivres et de munitions, elles assumaient le rôle nouveau de base de
rassemblement et de base logistique au profit d’armées en
campagne, engagées dans des opérations offensives.
Cette
tendance se poursuivit au XVIIIe siècle durant lequel on assista au
retour de la guerre de mouvement, ce qui imposa un début de
renouvellement de l’art militaire et confirma la modification du
rôle des places et citadelles. Aussi les successeurs de Vauban
construisirent peu et se contentèrent de perfectionner les tracés
géométriques de sa troisième manière. Créé par Louis XIV en
1691, le département des fortifications fut maintenu par Louis XV.
Quand Le Peletier quitta ses fonctions en 1715, le marquis d’Asfeld
lui succéda. Il resta en poste jusqu’à sa mort en 1742. Un nouvel
intérêt pour les fortifications se manifesta au milieu du XIXe
siècle avec l’apparition du concept de la « fortification
éclatée » et des « places à forts détachés »,
qui rendit définitivement caduque la guerre de siège. A la fin du
siècle enfin, apparut une innovation, celle des camps retranchés,
vastes zones de bivouac, adjacents à une place forte et protégés
par une ceinture d’ouvrages de fortification de campagne,
permettant le rassemblement d’armées nombreuses qui pouvaient se
lancer dans des opérations offensives d’envergure à partir de ces
camps retranchés. La fortification bastionnée conserva tout son
intérêt jusqu’à la révolution technique que l’expansion
industrielle du XIXe siècle provoqua dans les performances des
matériels d’artillerie. Devenus capables de bombarder une place à
plusieurs kilomètres de distance, ils rendirent obsolètes les
fortifications bastionnées et remparées ainsi que les villes à
enceintes.
En
outre, les fortifications du XVIIe siècle, répondant au triple
souci de solidité, commodité et beauté, « Firmitas,
Utilitas, Venustas », étaient l’expression de la
puissance royale. Par leur aspect monumental, elles participaient au
prestige du souverain. Elles rappelaient à tous les Français qu’ils
étaient les sujets d’un royaume fort et uni. Par la cohérence et
la puissance du système défensif des frontières qu’elles
exprimaient, et que la galerie des plans en relief mettait en
exergue, elles participaient d’une stratégie que l’on peut
qualifier de dissuasive. Aussi les travaux de fortification
intéressaient-ils les rois qui travaillèrent en étroite
collaboration avec leurs ingénieurs. Réciproquement les rois
disposèrent, dans des domaines d’une grande variété, d’experts
d’une excellente qualité dont certains comptent parmi les grands
inventeurs en sciences mécaniques ou en cartographie.
* * *
Ainsi
né au XVIe siècle en réponse aux progrès que canons et bombardes
venaient de connaître à la fin du Moyen-Âge, le bastion associé
au rempart conserva tout son intérêt jusqu’au XIXe siècle. Il
domina l’art de la fortification durant les trois siècles qui
séparèrent les deux révolutions que connut l’artillerie.
Les
progrès notables de la métallurgie à la fin du Moyen-Âge
conférèrent à l’artillerie la capacité de renverser les
murailles et les châteaux forts médiévaux. Une telle révolution
dans son efficacité et son emploi de l’artillerie, au milieu du
XVe siècle, donna une issue favorable à la guerre de Cent ans.
Après avoir tenté en vain de s’adapter à cette nouvelle menace,
le château fort médiéval fut progressivement remplacé par la
fortification bastionnée et remparée, produit de l’essor culturel
et intellectuel de la Renaissance. Les prémices du bastion
apparurent dans Italie au XVIe siècle, produit de l’effervescence
intellectuelle de la Renaissance. Les principes en furent posés face
à l’efficacité de l’artillerie française engagée dans les
guerres d’Italie. Un nouveau tracé dit « tracé italien »
apparut. Une école et une génération d’ingénieurs italiens,
spécialistes de ce nouvel art de la fortification, virent le jour et
conquirent l’Europe. Comme tous les autres souverains, les rois de
France engagèrent à leur service à partir des années 1540 des
ingénieurs italiens, auxquels s’adjoindrent quelques spécialistes
français. Alors que les principes en avaient été posés dès le
XVIe siècle, il fallut plus d’un siècle à l’art et la science
du bastion pour atteindre son apogée, représentée par la
forteresse défilée de Neuf-Brisach, construite par Vauban à l’aube
du XVIIIe siècle. Mais, contrairement à l’idée que « tout
commence véritablement avec Vauban », il y eut un service
royal des fortifications en France à partir du XVIe siècle. Au
XVIIe siècle, Henri IV et Sully créèrent, en se fondant sur cet
acquis, une école d’ingénieurs français qui fut développée à
l’époque du Baroque. Le service des fortifications connut un
véritable essor sous Louis XIII et Richelieu. Il passa d’une
douzaine d’ingénieurs en 1600 à une cinquantaine vers 1650, grâce
à la richesse de la France et à son développement scientifique et
en raison de la vulnérabilité de ses frontières. Ces ingénieurs,
parmi lesquels de remarquables théoriciens, firent évoluer les
principes de la fortification à la française et les concepts
défensifs associés, préparant à Vauban une voie qu’il suivit
avec génie et pragmatisme,. Ainsi le Commissaire général aux
fortifications de Louis XIV fut précédé, à partir de 1600,
par de nombreux précurseurs de grande qualité, parmi lesquels les
plus célèbres furent Errard sous Henri IV, puis d’Argencourt, de
Ville et Pagan sous Louis XIII. Théoriciens et praticiens,
s’appuyant sur les acquis de l’école italienne, exploitant les
découvertes les plus récentes des mathématiques, marqués par
l’esprit de géométrie du siècle, ils firent montre d’autant
d’empirisme que d’esprit d’innovation. Architectes, ingénieurs
et géographes, ils mirent progressivement au point les règles et
les principes de la fortification bastionnée à la française, que
Vauban porta au niveau de la perfection, en réalisant de véritables
chefs d’œuvre. Ils construisirent partout aux frontières de la
France de nombreuses forteresses, garantes de la sécurité du
royaume et expression de la puissance du roi, dont, malheureusement,
fort peu sont parvenus jusqu’à nous.
1
Cf. source manuscrite n° 04-a.
2
Cf. sources publiées n° 41 à 45.
3
Cf. M. de Lombares et généraux Renauld, Cazelles, Boussarie,
Coulloume-Labarthe, bibliographie n° 08.
4
Jean Bureau, né vers 1390 en Champagne, passé au service de
Charles VII en 1436, seigneur de Montglas, maître de l’artillerie,
conseiller du roi, maître des comptes, puis trésorier de France,
mort à Paris en 1463 ; Gaspard Bureau, seigneur de
Villemomble, rallié à Charles VII en même temps que son frère,
commence sa carrière dans l’administration financière, maître
et visiteur de l’artillerie du roi, mort en 1469.
5
Voir planche n° 4.
6
Les canons du début du XIXe siècle ont les correspondances
suivantes : pièces de 1 : 50 mm, de 4 : 75 mm, de
6 : 96 mm, de 8 : 106 mm, de 12 : 121 mm, de 16 :
134 mm, de 24 : 153 mm.
7
Cf. N. Faucherre, Sp. 42.
8
Canonnière: Les meurtrières, dès le XVe siècle, prirent le nom
de canonnières, même quand leurs dimensions ne permettaient
pas leur usage par des armes de gros calibre.
9
Pierre IV d’Aragon après avoir annexé le Roussillon en 1344,
avait transformé le palais des rois de Majorque en forteresse
entouré de quatre puissantes tours d’angle quadrangulaires.
10
Cf. P. Rocolle, Bibliographie n° 21.
11
Voir Planche 5.
12
Voir glossaire en fin de document.
13
Cf. R. Parisel, source publiée n° 44 (op. cit.).
14
Cf. D. Buisseret, Bibliographie n° 14 (op. cit.).
15
Lors du partage de l’empire de Charles Quint, Philippe II, avait
en 1556 hérité des provinces des Pays-Bas en même temps que de la
couronne d’Espagne.
16
Cf. BNF, Cartes et Plans, Ge C 1758.
17
Cf. J.F. Pernot, Sp. 44.
18
Cf. J.F. Pernot, Bbl. 19.
19
Cf. J.F. Pernot, Bbl 17 et Bbl 18..
20
En 1637, René Descartes, qui vivait en Hollande depuis 1629, publia
à Leyden (Pays-Bas) le ‘Discours de la méthode’ qu’il avait
rédigé à Utrecht.
21
Voir glossaire.
22
soit 80 mètres, car 180 pas géométriques équivalent à 250
mètres.
23
Cf. J.F. Pernot, Sp. 45.
24
Cf. D. Buisseret, Bibliographie n° 14 (op. cit.).
25
Cf. A. Blanchard, Sp. 41 et Sp. 42 (op. cit.).
26
Cf. inventaire établi par Antoine de Roux et inséré dans « Les
plans en relief des places du Roy », Bibliographie n°.23.
27
Voir planche n° 7.
28
A cette époque, l’autre grand ingénieur militaire européen fut
le Hollandais Menno van Coehoorn (1641-1704). Concepteur d’une
architecture bastionnée originale, appelée le « nouveau
système néerlandais », il fut surnommé le « Vauban
hollandais ». Il se distingua notamment contre Vauban en 1692
dans la défense de Namur.
29
Cf. N. Faucherre, Sp. 43.
30
Voir Planche n° 6.
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