II. L'école française de fortification au XVIIe siècle

Le Mémoire sur la citadelle de Saint-Jean-Pied-de-Port, signé par Monsieur de Vauban, Commissaire aux fortifications de Louis XIV, le 6 décembre 16851, nous apprend d’abord qu’elle a été bâtie sur le site même d’un château fort médiéval, probablement ruiné par une artillerie en plein essor, dont seul le donjon est à cette date encore debout. La citadelle qu’il décrit se présente de manière indubitable comme une citadelle bastionnée, édifiée antérieurement à son inspection. Elle est donc l’œuvre d’un plus ou moins lointain précurseur de Vauban, qui l’aurait construite à la fin de la Renaissance ou à l’époque Baroque. En effet, la fortification bastionnée apparut et se généralisa en Europe durant cette période, en réponse aux progrès décisifs que l’artillerie venait de connaître à la fin du Moyen-Âge. Une école d’ingénieurs militaires, comprenant de remarquables théoriciens, naquit en France dans les premières années du XVIIe siècle. Elle atteignit son apogée avec les chefs-d’oeuvre de Vauban dont le génie et la stature éclipsèrent le professionnalisme de ses prédécesseurs à un point tel que nombre de réalisations qui lui sont antérieures, lui sont souvent attribuées. La citadelle de Saint-Jean-Pied-de-Port ne déroge pas à la règle. Il convient donc de rappeler les principales étapes de la naissance et de l’essor de l’architecture bastionnée en Europe du milieu du XVIe à l’orée du XVIIIe siècles, ainsi que les principales écoles d’ingénieurs du Roy, dont la connaissance s’est récemment enrichie grâce aux travaux universitaires déjà cités2. Il importe, en effet, de replacer les différentes étapes de la construction de la citadelle de Saint-Jean-Pied-de-Port dans le cadre de l’essor et du développement de la fortification bastionnée en France, afin de déterminer comment elles s’insèrent dans cette histoire. Ainsi devrait-il être loisible de préciser les périodes et les artisans probables de sa construction et ainsi d’apprécier son intérêt patrimonial.

21- Les PROGRES de l’ARTILLERIE3 à l’aube de la RENAISSANCE

L’Antiquité connaissait déjà, à côté des engins d’assaut comme le bélier, des machines capables d’expédier dans les villes assiégées, des blocs de pierre, des traits lourds ou des projectiles incendiaires. Il s’agit de la catapulte ou pierrier, de l’onagre, sorte de catapulte allégée, de la baliste, engin à tir tendu sur le principe de l’arc tirant des pierres ou des traits pouvant atteindre 2 mètres de long. Flavius Josèphe rapporte qu’au siège de Jérusalem, les pierriers romains lançaient des projectiles de 25 à 30 kilogrammes à une distance de 4 à 5000 mètres. Le Moyen-Âge perfectionna ces engins avec une préférence pour les engins à bascule sur ceux fondés sur l’élasticité. Le pierrier devint ainsi trébuchet, La baliste s’agrandit pour tirer des traits empennés de fer atteignant 4 mètres, ou devint un mangonneau. Leur miniaturisation fit naître l’arc-baliste, qui devint arbalète lançant des carreaux capables de percer les armures. L’arbalète lançant des galets devint arquebuse, qui plus tard tira des balles de métal. Tous ces engins de siège, qui nécessitaient des connaissances techniques spécifiques, étaient fabriqués par des enginieurs.
La découverte de la poudre noire, par les Chinois ou les Arabes, dès le XIe siècle, faite de salpêtre, de soufre et de charbon de bois (respectivement dans des proportions de 75, 12,5 et 12,5 pour cent), permit initialement de fabriquer des produits incendiaires comme le feu grégeois. Au Moyen-Âge, naquit le bâton à feu, ancêtre du lance-flammes, qui, à la proue des navires devint bouche à feu. Il est à l’origine des arquebuses utilisées à partir de la fin du XVe siècle, et des mousquets nés en Espagne au début du XVIe siècle, qui équipèrent les armées jusqu’à l’apparition du fusil. Ces engins, comme les machines de siège, étaient fabriqués par les ‘enginieurs’. Progressivement, ils constituèrent l’artillerie, organisation de gestion, stockage et transport de ces armes, placée aux ordres d’un Grand maître. Le mot « artillerie », qui se trouve dans des textes à partir de 1248, vient du latin ars, artis, comme les mots : art, artisan, artifice, qui donne dans l’ancien français le verbe artiller qui signifie armer, munir d’engins de guerre.
A partir de la fin du XIIIe siècle, à la vieille artillerie celle des catapultes, trébuchets, balistes et arbalètes, vint s’ajouter une artillerie à feu qui utilisait la poudre noire comme propulsif, poudre dont les conditions de fabrication améliorées augmentaient la puissance. En France, en 1354, un capitaine général des poudres, relevant du grand maître des arbalétriers contrôlait les faiseurs de poudre. Au XIVe siècle, les armes à feu évoluèrent dans deux directions opposées :
  • la miniaturisation conduisit à réaliser des armes portatives, couleuvrines et serpentines, servies par deux hommes, projetant des cailloux, puis des traits lourds, les carreaux à pointe de fer et empennage en métal, finalement des balles de fer ou de plomb. L’allégement de la couleuvrine donna la couleuvrine à main, qui devint arquebuse à feu lançant des balles de fer ou de plomb ;
  • la recherche de la puissance fit construire les mortiers, lançant de gros boulets et des engins incendiaires, ainsi que les premiers canons réalisés en fer, faits de lames de fer forgé, soudées entre elles et cerclées de fer, ou bombardes, matériels courts, (les pièces plus légères étant appelées veuglaires) se chargeant par la bouche et lançant de gros boulets en pierre, sous un angle à l’origine de 45°.
La tradition veut que les bouches à feu du roi aient servi pour la première fois en 1328 sous le règne de Philippe VI de Valois. Leur emploi principal consistait à bombarder les assiégés et faire des brèches dans les murailles, les canons longs à tir tendu complétant ainsi le rôle des mines. Egalement utilisées pour renforcer les défenses, les canons étaient peu employés dans les batailles où leur rôle se limitait à impressionner les combattants et à semer la panique chez les chevaux. Dans la seconde moitié du XIVe siècle, ils lançaient à une portée de quelques centaines de mètres et à une cadence de 10 à 20 coups par jour, des boulets de pierre pouvant atteindre plusieurs centaines de livres.
L’invention du boulet métallique, né des progrès de l’extraction minière et de la modernisation de la métallurgie provoqua une révolution militaire. L’artillerie, ainsi née au XIVe siècle connut des progrès rapides, au milieu du XVe siècle, en France durant le règne de Charles VII (1422-1461), sous l’impulsion des frères Jean et Gaspard Bureau4, tous deux des civils, officiers de justice puis des finances. Ils transformèrent ainsi les conditions de la guerre. La véritable révolution, tant tactique que stratégique, fondée sur les progrès décisifs des techniques métallurgiques, que connut alors l’artillerie5 concerna particulièrement :
  1. la poudre avec la découverte d’une nouvelle technique de fabrication de la poudre à canon, qui permit d’accroître la portée des pièces d’artillerie ;
  2. les bouches à feu dans la construction desquelles le fer forgé fut remplacé par la fonte de fer (à partir de 1430 semble-t-il), puis par le bronze, dont le poids n’atteignait ainsi que de deux à quatre tonnes, qui furent bientôt équipées de tourillons facilitant leur pointage ; bientôt, seules les pièces de marine furent fondues en fonte de fer ;
  3. les munitions avec le remplacement du boulet en pierre par les boulets métalliques, en fer forgé puis en fonte de fer, dont le calibre est compté en livres (1 livre = 489 grammes poids du Roi), l’obus de 4 pesait presque 2 kilogrammes et celui de 24 près de 12 kilogrammes pour un diamètre pouvant atteindre 15 centimètres ;
  4. les affûts avec l’apparition des premiers affûts légers à grandes roues solides qui conférèrent une meilleure mobilité aux pièces d’artillerie de campagne, tandis que l’affût des mortiers et des grosses pièces restait simple et massif.
On essaya également les boulets de fer chauffés au rouge, puis des boulets creux, nommés coquilles, remplis de poudre et garnis d’une mèche destinés à allumer des incendies dans les villes assiégées. Les frères Bureau normalisèrent les calibres, c’est-à-dire le poids, exprimés en livres, des boulets. Les sept calibres de France de 2, 4, 8, 16, 32, 48 et 64 livres correspondaient à des diamètres de 60 à 200 millimètres environ6. Vers 1450, le roi de France, Charles VII, disposait d’une artillerie de près de quatre cents pièces de toute nature, servies par 3 000 personnels civils pour une armée de 50 000 hommes dont 15 000 de troupes permanentes.
Ces progrès de l’artillerie, à partir du milieu du XVe siècle, entraînèrent une révolution de la guerre de sièges en bouleversant l’équilibre instauré au Moyen-Âge entre attaque et défense. Le canon avec son boulet métallique devint capable de faire une brèche dans les murailles. Il domina ainsi les sièges, donc la guerre. Les canons étaient utilisés en tir direct, appelé de but-en-blanc pour battre en brèche, c’est-à-dire en concentrant leurs tirs sur un point particulier de la muraille pour y créer des saignées verticales et horizontales qui formaient une brèche qui se transformait en une ouverture par laquelle pouvaient s’engouffrer les troupes d’assaut. Vauban estimait nécessaires mille coups à bout portant pour créer une telle brèche. Ainsi les progrès de l’artillerie donnèrent l’avantage à l’attaquant qu’ils rendirent capable de prendre d’assaut les places en y pénétrant par les brèches dans les murailles réalisées par l’artillerie, tel fut le cas au siège de Bayonne, en 1451, l’un des derniers sièges de la Guerre de Cent ans. Ainsi l’artillerie contribua largement à mettre fin à la guerre de Cent ans, en permettant les victoires de Charles VII dans les campagnes de Normandie (1449-1450), puis d’Aquitaine (1451-1453). Elle commença à jouer également un rôle important dans les batailles. Deux ans plus tard, la bataille de Castillon le 17 juillet 1453 fut la première bataille dans laquelle l’artillerie, forte de trois cents pièces, grosse et menue incluses, joua un rôle décisif. Elle fut aussi la dernière bataille de la guerre de Cent ans.
Les matériels d’artillerie furent lentement perfectionnés au cours des siècles suivants. A son départ pour l’Italie en 1494, Charles VIII disposait de 140 bouches à feu de bronze, dont 104 couleuvrines de calibres 8 et 16, et 36 canons de 32 livres de calibre montés sur des affûts à roues traînées par des chevaux. François I, en 1515, disposait de 72 grosses pièces. Au sein des armées des rois de France au cours des guerres d’Italie, le grand parc comprenant les pièces lourdes, marchait sous la protection de la bataille tandis que les artillerie moyenne et légère étaient réparties entre la bataille, l’avant-garde et l’arrière-garde. Cette artillerie de campagne, menue et grosse confondues, tirant à une portée de 200 mètres contre les colonnes d’attaque suisses, décida de la victoire de Marignan. Au milieu du XVIe siècle, sous Henri II, la réforme du Grand maître de l’artillerie Jean d’Estrées définit six types de pièces en bronze : le canon, la grande couleuvrine, la couleuvrine bâtarde, la couleuvrine moyenne, le faucon et le fauconneau dont les calibres allaient de 33 livres à environ une livre, auxquelles s’ajoutait une arme à feu portative l’haquebute à crocq. Le poids d’un canon était d’environ quatre à cinq tonnes avec son affût.
Les armes individuelles se modernisèrent parallèlement. L’arquebuse disparut en 1622, laissant place au mousquet. Les mousquets à mèche tiraient utilement à 120 m et les mousquets à fusils à 200 m. Le premier fusil apparut vers 1630, mais il ne fut généralisé dans l’infanterie avec un modèle unique réglementaire qu’en 1707. Il fut équipé pour la première fois d’une baïonnette à douille lors du siège de Charleroi en 1667, équipement qui fut généralisé en 1689.
Louis XIV attachait beaucoup d’importance à son artillerie qui manifestait sa puissance dans les sièges comme sur les champs de bataille. Sur ses canons, il inscrivit la devise : Ultima ratio regum, le recours ultime des rois. Mais, sous son règne, les matériels évoluèrent peu. Ainsi les canons de Louis XIV, comme ceux de Louis XIII, tiraient à une cadence lente de 10 à 20 coups/heure. Avec une vitesse initiale de 300 mètres par seconde, ils avaient une portée théorique de 1 000 mètres pour une trajectoire tendue, réduite en pratique sur le champ de bataille à 4 à 700 mètres et à 50 ou 100 mètres pour pratiquer une brèche dans une muraille ou un rempart. En trajectoire courbe, ils pouvaient atteindre une portée maximale de 4 000 à 7 000 mètres si l’on faisait feu à toute volée, c’est-à-dire avec un angle de tir d’environ 45°, en une trajectoire courbe quasi parabolique. A cette distance la dispersion du tir des boulets donnait à l’artillerie un effet psychologique, mais sans efficacité de destruction. Les mortiers de 18 livres, tirant avec des angles de tir très importants en tir vertical, atteignaient 3 000 mètres de portée. Ils lançaient des bombes creuses chargées de poudre et dotées d’une mèche que l’on allumait au moment du tir. Ce projectile explosif tiré par un mortier, avait une trajectoire courbe permettant d’atteindre l’intérieur d’une place ; le mortier était une arme imprécise, au tir lent (3 coups/heure) et de poids énorme; la bombe creuse, chargée de poudre, fut mise au point pour la France par l’Anglais Malthus, appelé de Hollande où il étudiait cette arme ; le premier emploi de cette arme par les artilleurs français se fit au siège de La Mothe (Lorraine) en 1634 et de Dole en 1636 pendant la guerre de Trente ans ; leur rôle devint croissant durant le règne de Louis XIV : 37 mortiers ayant tiré environ 6 000 bombes furent employés au siège de Maastricht en 1673
Organisation et matériels d’artillerie évoluèrent peu aux XVIIe et XVIIIe siècles. Mais l’emploi de l’artillerie fut de plus en plus massif. Au « système Vallière » de 1732 succéda en 1765, le « système de Gribeauval », dont la longueur des tubes était de 18 calibres. La Révolution, puis l’Empire héritèrent ainsi d’une artillerie de haute qualité, instruite grâce à Vallière et équipée grâce à Gribeauval, qui fut considérée comme la première en Europe. Au début du XIXe siècle apparut le « système Valée », inspiré des matériels anglais dont Valée avait en Espagne apprécié la mobilité, qui conserve la longueur des tubes de 18 calibres.
La naissance de la civilisation industrielle, avec le développement de la métallurgie, de l’hydraulique et de la chimie au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, provoqua la deuxième révolution de l’artillerie. En effet, ses matériels connurent alors des progrès décisifs avec la substitution de l’acier au bronze et à la fonte, et avec l’apparition quasi concomitante du canon à âme rayée, du chargement par la culasse, du lien élastique, de la poudre nitrocellulosique et de l’obus explosif entre les années 1850 et 1900, dont les étapes majeures sont :
  • 1858: adoption de l’âme rayée du système du général Ducos de La Hitte ;
  • 1870: adoption du chargement par la culasse, après les essais depuis 1859 de la culasse à vis de du général Treüille de Beaulieu, perfectionnée par le général de Reffye ;
  • 1875: substitution de l’acier au bronze et à la fonte pour la fabrication des canons ;
  • 1883: apparition du lien élastique avec le frein à fraisures mis au point aux ateliers de Saint-Chamond ;
  • 1887: substitution de la poudre sans fumée mise au point par Vieille, poudre nitrocellulosique, à la poudre noire.
Après le sérieux progrès représenté par les « matériels de Bange », les premiers canons en acier avec culasse à vis du type Beaulieu, qui furent adoptés en 1877, la réussite des travaux sur les poudres et explosifs, les succès obtenus dans la réduction du recul des canons ouvrirent la voie au premier canon de l’ère moderne, le canon de 75 modèle 1897 qui permettait le tir rapide. Les officiers associés à ces inventions successives, issus de Polytechnique avaient suivi deux années de formation complémentaire à l’Ecole d’application de l’artillerie et du génie de Metz.

Sous Louis XIV, la guerre de siège devint une science codifiée. Vauban, dans le Traité des sièges et de l’attaque des places7, publié en 1704, place les batteries en brèche à 100 mètres pour qu’elles profitent au maximum de l’impetus, les batteries à ricochet et les batteries à bombes à 700 mètres, les batteries de « contrebatterie » à 400 mètres de leurs objectifs respectifs. Pour le canon, Vauban inventa le « tir en ricochet », tir de travers en enfilade qui permettait de faire effectuer au boulet une série de rebonds et de renverser ainsi plusieurs canons avec un seul boulet. Pour protéger les pièces d’artillerie de ce tir en ricochet, il inventa les « traverses », placées perpendiculairement aux remparts pour empêcher tirs en enfilade et ricochets. La résistance d’une place est vaine si elle n’est pas secourue. Dans son traité, Vauban estime qu’un siège nécessite un maximum de 48 jours de travaux au terme desquels le gouverneur d’une place n’a d’autre choix que de capituler avec les honneurs de la guerre. Les bonnes places sont celles qui peuvent tenir au moins quinze jours.
Réagissant aux progrès de l’artillerie tirant des boulets métalliques et au rôle devenu décisif qu’elle jouait dans la guerre et les sièges, les fortifications se mirent à leur tour en état de résister, en incorporant des canons dans leurs moyens défensifs et en accroissant leur protection contre les boulets. Malgré ces efforts d’adaptation, les hautes murailles traditionnelles continuèrent à se montrer incapables de résister au canon. Après quatre-vingts ans de crise, un nouveau type de fortification naquit au XVIe siècle en Italie, selon une conception et des principes radicalement nouveaux.

22- L’ADAPTATION de la FORTIFICATION MEDIEVALE à l’ARTILLERIE

Au XVe siècle, l’artillerie changea les données de la poliorcétique. Immédiatement, commença un processus de modernisation des vieilles structures médiévales. Dans la seconde moitié du XVe siècle, les châteaux forts existant tentèrent de s’adapter à la menace nouvelle. La tendance à incorporer des canons dans les fortifications précéda le souci de les renforcer contre les effets dévastateurs du boulet métallique en fonte de fer.
D’une part, les châteaux furent remaniés pour y permettre l’installation de canons, mais le tir fichant fut initialement conservé. Les forteresses reçurent des pièces d’artillerie, disposées sur leurs toits aménagés en terrasse, et des plateformes à canons furent aménagées au sommet des tours. Puis de grosses tours d’artillerie, les torrioni, furent construites. Progressivement, les tirs fichants se révélant inefficaces firent place aux tirs rasants. Les tours s’abaissèrent et furent remplacées par des ouvrages bas de forme cylindrique, appelées « rondelles », mot venant de l’Allemand Rondell, terme utilisé par Albrecht Dürer (1471-1528) dans son traité sur la fortification de 1527. Les murailles s’épaissirent, des boulevards à canons furent aménagés, les archères furent transformées en canonnières8. Des canons furent installés dans des casemates installées dans les étages inférieurs des tours ou dans des galeries casematées aménagées dans les murs d’escarpe. Enfin, les tours devinrent polygonales afin de faire disparaître les angles morts, ce qui annonçait le bastion pentagonal. Par ailleurs, des parades au boulet se mirent en place. Les murailles gagnèrent en épaisseur et perdirent en hauteur, ultérieurement elles furent renforcées de terre tassée, laissant place au remparement des courtines.
Dès 1454, ordre fut donné par Alphonse le Magnanime de renforcer le château de Collioure. Sous le règne de Ferdinand II d’Aragon, il fut projeté de transformer le château en une forteresse moderne. Les travaux menés par l’Aragonais Francisco Ramiro Lopez, dit Maître Ramiro, comprirent notamment la création de deux galeries casematées superposées dans les courtines Ouest et Nord et l’ajout d’une tour d’artillerie. Ramiro fut également le concepteur de la forteresse de Salses construite à la frontière du Roussillon et du Languedoc de 1497 à 1505 pour Ferdinand le Catholique. Cette forteresse fut dès 1497 l’objet d’un programme cohérent de fortification intégrant de manière rationnelle l’usage de l’artillerie. Elle illustre la transition entre le château fort et la citadelle bastionnée. Elle perdit son importance stratégique après le traité des Pyrénées. En 1462, Louis XI (1461-1483), s’étant emparé du Roussillon, qui resta français jusqu’en 1493, renforça de « tours d’artillerie en fer à cheval » la forteresse des rois de Majorque de Perpignan9. Sous son règne, la première tour d’artillerie ronde à plateforme sommitale permettant le tir sur 360°, la « Tour Saint-Ferjeux », fut construite pour renforcer l’enceinte de Langres en 1472 et des boulevards à canons furent ajoutés à celle d’Auxonne.
Au début du XVIe siècle, la construction d’ouvrages de type médiéval se poursuivit. La tendance était de les renforcer en superposant quelques éléments bastionnés sur les fortifications médiévales. Dans les années 1520, quand Charles Quint fit moderniser ses places fortes néerlandaises, les vieilles recettes architecturales prévalaient encore: caponnières-batardeau, tours à canons et boulevards. Sur la frontière Sud des Pays-Bas espagnols face à la France, Charles Quint fit remparer avant 1528 les courtines de Béthune, où avaient déjà été construits en 1507 deux bollwercqs, ou boulevards d’artillerie. A Gravelines, entre 1528 et 1536, commença l’édification d’un nouveau château cantonné de trois « tours d’artillerie en fer à cheval », qui furent ultérieurement remplacées par des bastions. Charles Quint, à partir de 1536 fit établir par Benedetto de Ravenne un projet de modernisation du palais-forteresse des rois de Majorque à Perpignan, qui prévoyait l’adjonction de bastions. François I (1515-1547) fit achever, en 1524 à Toulon, par l’ingénieur Antonio Della Porta, la tour d’artillerie à plateforme sommitale à canons, la Tour royale, commencée par Louis XII en 1514. A Langres, il fit édifier une tour à canons avec des murs de sept mètres d’épaisseur, avec une plateforme sommitale à canons, et trois niveaux de casemates à canons, la Tour de Navarre. Certaines tours à canons furent dotées de formes pentagonales, mais elles restaient installées au milieu des courtines. Les premiers ouvrages que l’on appela au XVIe siècle des bastions, étaient encore en fait des boulevards ou boulevards à canons de forme pentagonale, qui pouvaient être couverts, ou avoir une forme en fer à cheval, selon un modèle qui fut appelé beaucoup plus tard caponnière.

23- La FORTIFICATION BASTIONNEE : ORIGINES et DEFINITIONS10

En réaction à la révolution que l’artillerie avait connue au XVe siècle, c’est au XVIe siècle que la fortification connut sa propre révolution, caractérisée par le remplacement de la tour par le bastion et de la muraille par le rempart. Ce nouveau modèle de fortification naquit en Italie à l’époque de la Renaissance. La géométrie qui constituait la base de l’enseignement des architectes italiens qui redécouvrirent le traité de l’architecte romain Vitruve, s’appliqua à l’architecture militaire. Il ne s’agissait plus de simples remaniements des murailles des châteaux forts comme précédemment, mais bien de réalisations entièrement renouvelées. La tour posant un problème de flanquement, les ingénieurs italiens avaient inventé le tracé pentagonal dès la fin du XVe siècle. Leur imagination fustigée par le choc des guerres d’invasion, les guerres d’Italie, que leur pays subissait, ils inventèrent alors sur cette base un système entièrement nouveau de fortification à la fois bastionnée et remparée, que l’on nomma la « fortification bastionnée ». Un ouvrage terrassé coûtait moins cher qu’un ouvrage en maçonnerie et la terre absorbant le choc du boulet améliorait la solidité de l’ouvrage. Le principe de l’ouvrage pentagonal, couplé au principe du terrassement, a créé ce nouveau type d’ouvrage révolutionnaire que l’on appela « bastion » au XVIIe siècle.
Ce nouveau type d’ouvrage naquit en Italie du nord à la charnière des XVe et XVIe siècles sous l’impulsion des frères Sangallo, Antonio il Vecchio et Giuliano, et de leur neveu Antonio Sangallo il Giovane. A Sarzanello, le fort triangulaire à trois torrioni, construit vers 1495-98, pris par les Génois en 1510, fut renforcé sur la nouvelle direction dangereuse par un ravelin, une tour de forme non circulaire mais triangulaire, qui annonçait le bastion. On a coutume de dire que le bastion moderne, alliant le tracé pentagonal et le principe du terrassement, est né à Civitavecchia dans le Latium en 1508. Le nom de Sammicheli reste attaché à la construction, en 1530 à Vérone, du premier bastion, de fait un boulevard de forme pentagonale. La voie était ainsi ouverte à ces spécialistes de nationalité italienne, bientôt appelés ingénieurs (de ingegno: engin), qui formèrent dans la seconde moitié du XVIe siècle une véritable école et en répandirent la technique dans toute l’Europe. Ainsi, durant la Renaissance, l’ingénieur devint de moins en moins l’homme des engins, domaine dans lequel il céda la place à l’artilleur, pour devenir le spécialiste des fortifications, donc un architecte militaire.
La caractéristique essentielle de la fortification bastionnée est la substitution d’épais massifs de terre aux murailles en pierre pour résister aux boulets en fer et le recours à des plans strictement géométriques pour permettre les flanquements réciproques par les armes à feu, tirant en tir rasant et non plus fichant. La combinaison du tracé pentagonal et du profil remparé donna naissance au système bastionné11, qui combine les deux éléments fondateurs suivants :
  1. le bastion (bastillon : petite bastille), remplace la tour ronde: grâce à leur tracé angulaire, les bastions, de forme pentagonale ou en « As de Pique », permettent de croiser les tirs au fond des fossés en éliminant les angles morts et en assurant les flanquements réciproques : les arquebusiers, placés sur les faces des bastions, défendent le bastion et flanquent le rempart, les canons placés sur ses flancs prennent en enfilade les fossés et les courtines dont la longueur est limitée à 2 ou 300 m. en raison de la portée pratique des armes de l’époque.
  2. le rempart, avec talus et parapet, remplace la muraille : l’enceinte est formée d’une importante masse de terre contenue entre deux murs de parement en maçonnerie, qui empêchent son éboulement ; l’ensemble, qui prend le nom de rempart, présente une excellente résistance à l’impact des boulets de canon dont il amortit le choc et réduit la capacité de destruction. La terre damée et tassée, qui remplit le volume des ouvrages absorbe les coups de l’assaillant autant que les vibrations des tirs des assiégés. Le mur de parement situé au-dessus du fossé, appelé « escarpe » n’est pas élevé verticalement mais avec une légère inclinaison vers l’intérieur, appelée « fruit », pour accroître sa solidité. L’escarpe est couronnée d’un talus de terre gazonné très épais, le parapet; l’avant du fossé est également consolidé par un parement de maçonnerie, la « contrescarpe » au sommet de laquelle court le « chemin couvert » seconde ligne continue de défense qui enserre la totalité de l’ouvrage.

Le système bastionné présente, en outre, trois caractéristiques secondaires :
  1. les parapets, situés au même niveau que le terrain extérieur permettent les tirs rasants sur ces terrains extérieurs appelés « glacis », que les ingénieurs remodèlent sur un vaste périmètre pour permettre aux armes de la défense de les tenir en totalité sous leurs feux rasants : le glacis fait ainsi partie prenante de la fortification d’une place ; réciproquement, les ouvrages, profilés et défilés, ne dépassent pas du niveau du sol et n’offrent ainsi aucune prise aux tirs adverses.
  2. le fossé, déjà existant en qualité d’obstacle dans les systèmes défensifs antérieurs, voit son rôle profondément accru. Ses déblais sont jetés des deux côtés : à l’intérieur pour former le rempart, à l’extérieur pour former la contrescarpe qui, s’étalant en un large glacis, laisse côté fossé un chemin couvert où s’installe une première ligne de défenseurs. L’escarpe est 1 toise (2 mètres) plus haute que la contrescarpe ; ainsi, les feux des tireurs du parapet, et ceux des tireurs du chemin couvert, balayent simultanément le glacis en tir rasant.
  3. les « dehors » : même contre des murailles ainsi épaissies, le canon reste le plus fort quand il peut tirer à la bonne distance de 100 mètres. Pour écarter des remparts l’artillerie adverse, des ouvrages de défense extérieurs, appelés des « dehors », sont établis, parmi lesquels on distingue : tenailles, demi-lunes, ravelins, lunettes, contre-gardes, bonnettes, ouvrages à cornes12, etc. En outre, on installe des « ouvrages avancés », dont des emplacements d’artillerie à l’extérieur de la citadelle au-delà du chemin couvert pour maintenir à distance l’artillerie adverse.
Réagissant ainsi à la menace que l’artillerie moderne faisait peser sur les défenses et s’appuyant sur les progrès scientifique et technique de la Renaissance, la fortification bastionnée se développa à partir du milieu du XVIe siècle, passant en un siècle de l’enfance à la perfection. La fin du XVIe siècle annonce les grands théoriciens. La fortification bastionnée se généralisa en Europe et se développa tout au long du XVIIe siècle pour atteindre la quasi perfection en France sous Louis XIV. Cette évolution fut l’œuvre pragmatique d’ingénieurs praticiens, d’expérimentateurs dont certains, au siècle suivant, devinrent les théoriciens de systèmes architecturaux, par la sélection des solutions éprouvées, regroupées en concepts globaux et rationnels. Cependant il ne fut jamais question d’appliquer des systèmes rigides mais bien de s’adapter au terrain et à l’existant. Les systèmes imaginés par Vauban s’appuyèrent sur les recherches et les tâtonnements de la Renaissance.

24- L’ESSOR de la FORTIFICATION BASTIONNEE au XVIe siècle13

C’est au début du Cinquecento, dans le contexte culturel d’une Renaissance triomphante et un environnement politico-religieux troublé par la Réforme que le bastion naquit en Italie. Le modèle d’ouvrage défensif bastionné conquit rapidement l’Europe, particulièrement l’Espagne, l’Empire et la France qui, depuis la fin du XVe siècle, utilisaient l’Italie comme champ de bataille. Dès 1530, le tracé bastionné s’imposa à Charles Quint soucieux de résister à l’artillerie française. Le bastion évolua tout au long du XVIe siècle. Les décennies 1530-40 furent celle de l’expérimentation et des tâtonnements. Le bastion ne se généralisa qu’à partir des années 1550, quand le système pentagonal s’imposa et que les formes architecturales furent codifiées et standardisées. Le casematage disparut au profit du tout terrassement qui devint la règle. Un peu plus tard et après de nombreux essais, la porte, initialement protégée derrière les orillons par exemple, trouva sa place définitive en milieu de courtine. Enfin, les dehors apparurent. Cependant certains archaïsmes perdurèrent malgré la généralisation du bastion. Les premiers efforts d’adaptation des châteaux forts et l’adoption du plan bastionné visaient d’abord à inclure des armes à feu et de l’artillerie dans les moyens de la défense. Le recours au profil remparé répondait au souci d’assurer aux défenseurs une meilleure protection contre les boulets en fonte.
Dans l’historique de la fortification bastionnée, on peut donc distinguer plusieurs phases conceptuelles qui concernent :
  • les remparts qui, initialement dotés de courtines casematées, puis de bastions casematés, devinrent finalement entièrement terrassés ;
  • les parapets, initialement en maçonnerie, qui furent ensuite construits en terrassement et perdirent les embrasures à canons, ceux-ci adoptant le tir en barbette ;
  • les revêtements des remparts initialement en simple maçonnerie de pierres en carreaux, qui furent plus tardivement construits avec des contreforts et une alternance de pierres en boutisse et en carreaux ;
  • les dehors qui, après divers moyens de protection, sont créés sous la forme d’un dehors unique couvrant la porte, puis généralisés à la protection de toutes les courtines.

Charles Quint, dès la décennie 1530, s’attacha les services d’ingénieurs transalpins, dépositaires des méthodes et raisonnements de la fortification bastionnée. Ces ingénieurs ont imposé un nouveau modèle d’enceinte basé sur le principe du flanquement réciproque. Ils transformèrent radicalement les châteaux en citadelles. Les décennies 1530 et 1540, toutes de tâtonnements et d’errements, furent marquées par l’érection d’ouvrages expérimentaux : bastions non terrassés, avec ou sans casemate.
Les premiers ingénieurs employés furent italiens. En 1533, Ferra de Modène travailla dans le sud des Pays-Bas et, en 1536, Benedetto de Ravenne dans le Roussillon. Ferra de Modène hésitait entre le bastion pentagonal et un curieux bastion hexagonal. Benedetto de Ravenne construisit à Perpignan les premiers véritables bastions entièrement terrassés. Les courtines étaient dotées de casemates à deux niveaux, à une époque où de nombreux bastions étaient encore casematés, souvent à plusieurs étages et, pour la plupart, soit en « as de pique », soit dotés d’orillons. L’ingénieur Donato di Boni, entré au service de Charles Quint en 1540, fut le fortificateur de la frontière des Pays-Bas jusqu’en 1550, travaillant à Bapaume, Douai, Cambrai, Landrecies, Arras. Ses bastions divers par la forme, souvent aux gorges très étroites étaient pourvus de casemates d’artillerie dont les formes et les conceptions étaient très variées. Son oeuvre non homogène, fruit d’une expérimentation au coup par coup, procédait d’une logique archaïque. Durant la seconde moitié du XVIe siècle, la tendance fut au remplacement des angles aigus par des angles droits, ou quasi-droits, et à l’allongement des flancs. Les premiers véritables bastions furent construits en Franche-Comté à partir de 1541 par l’ingénieur génois Ambrosio Precipiano. Il dirigea les chantiers de Dole et de Gray, où il construisit de nombreux bastions, souvent à guérites et dotées d’orillons archaïsants. Il y utilisa le parement à bossages selon une tradition bourguignonne ancienne. Precipiano a casematé ses bastions francs-comtois mais il a aussi casematé deux des courtines, construites de 1552 à 1560, des fortifications de Dole sur les fronts Nord-ouest et Nord-est de la place. La partie conservée, de 26,60 m de long, comprend deux casemates de 4,70 m de long sur 4,50 m de large et de 5 m de hauteur sous clef, percées de niches de tir de 2,15 m de large sur 2,20 m de haut, avec des embrasures de tir de 0,60 m de large sur 0,50 m de haut ; ces casemates étaient reliées par un couloir de communication. L’évacuation des fumées se faisait par un évent quadrangulaire percé dans la voûte à droite de la niche de tir. Ainsi, Donato di Boni aux Pays-Bas, en essayant plusieurs types de casemates et hésitant entre les bastions à gorge étroite ou large, comme Ambrosio Precipiano à Dole, en munissant certains bastions d’orillons archaïsants ou en casematant la presque totalité des courtines, firent des oeuvres plus cohérentes mais encore expérimentales.
A cette époque, les premières citadelles construites sur des sites neufs, eurent des plans quadrangulaires, flanqués de quatre bastions. Tel fut le cas des citadelles de Cambrai et de Gand construites par Donato di Boni pour Charles Quint au cours des années 1540-1550. Ce plan était encore utilisé à l’époque en Italie. Il le fut pour la modernisation du château de Doullens sous François I par un ingénieur italien, Antonio Castello. Ce plan convenait mieux à un fort isolé qu’à une citadelle qui devait abriter une forte garnison. La solution trouvée pour de tels plans fut le surdimensionnement des bastions, ce qui fut réalisé par l’ingénieur italien non identifié qui construisit pour les rois de France peu avant 1578, le fort carré d’Antibes. Ce tracé quadrangulaire, survivance de l’époque médiévale fut très vite remplacé par le tracé en étoile, le plus souvent à cinq branches, qui apparut en Italie et se répandit rapidement en Europe. Le système pentagonal atteignit son achèvement avec la réalisation de citadelles pentagonales, à cinq bastions eux-mêmes pentagonaux.
Le tournant se situa dans les années 1550-60 quand le bastion trouva sa forme définitive, codifiée et standardisée. Le tracé polygonal s’imposa tandis que l’orillon fut progressivement délaissé, mais l’ingénieur François Ferry construisit encore deux bastions à orillons à la citadelle de Bayonne établie à partir de 1680 suivant un projet de Vauban. A partir de 1550, les ingénieurs tendirent à abandonner le casematage au profit du tout terrassement en raison de leur coût et de l’impossibilité à évacuer les fumées provoquées par le tir des canons. Le bastion casematé, héritier de la tour d’artillerie du XVe siècle, laissa place au bastion plein, c’est-à-dire terrassé. Sébastien van Noyen, successeur de Donato di Boni à la tête des travaux de la frontière des Pays-Bas, fut l’artisan de cette évolution et de cette modernité, à Hesdin par exemple dont il fut le concepteur. La première véritable citadelle à bastions fut celle de Turin bâtie avec ses cinq bastions de 1564 à 1571. A partir de 1564, Calvi construisit la citadelle de Perpignan, dite de « Philippe II », dont les bastions sont à flancs droits et dépourvus de casemates. Cette nouvelle génération de bastions pentagonaux apparut aux Pays-Bas dans les années 1560, notamment avec les ingénieurs italiens Gianmaria Olgiati et Francesco Paciotto. La fin du siècle marqua le triomphe du bastion terrassé. C’est également le tracé pentagonal qui prévalut à Pampelune avec Giorgio Fratin en 1587, et à Jaca en 1592 dans la province de Huesca. Il n’est cependant pas employé de manière systématique car les ingénieurs avaient le souci d’adapter leurs oeuvres aux contraintes du terrain. Par ailleurs, les donjons furent alors modernisés pour servir exclusivement de résidence perdant ainsi leur rôle défensif, rôle assuré par les bastions, mais ils conservaient une fonction d’observation avec leur tour de guet.
Un autre débat concernait le problème de la protection de la porte d’entrée de la citadelle. Ferra de Modène à Arras vers 1534 tenta de fusionner porte et bastion et construisit un bastion-porte, et Fernando Serrato fit de même à Dole vers 1535. L’idée fut alors de cacher la porte derrière un orillon d’un bastion, en la plaçant dans son flanc, système utilisé par Francesco Thebaldi à Gravelines, ou dans un décrochement de courtine formant flanc comme Jean Faiet à Armentières ou Ambrosio Precipiano à Dole, ou dans un décrochement de la courtine masquée par l’orillon d’un bastion, ce que fit Donato di Boni à Landrecies. Mais ces solutions gênaient considérablement la circulation par la porte. Vers 1545, Siciliano a doté la ville de Navarrenx d’un décrochement formant flanc; l’accès Est de la ville, la porte St Antoine, était percée dans le flanc d’un bastionnet dont l’orillon la masquait complètement aux vues et aux tirs de l’adversaire. En 1630 encore, d’Argencourt, à Brouage, cache de même une porte dans le flanc d’un bastion. La solution qui finit par l’emporter fut la porte en milieu de courtine, défendue par les deux bastions d’angle l’encadrant, solution employée par Sébastien van Noyen à Hesdin et Philippeville, dès 1550.
La puissance croissante de l’artillerie amena à reconsidérer la défense des portes. Elle sembla alors nécessiter leur renforcement. Au début du XVIe siècle, des boulevards à canons semi-circulaires ou de grand ravelins, à Salses par exemple, furent construits autour des portes. Mais ces procédés furent abandonnés. Le recours aux dehors, qui se généralisèrent au début du XVIIe siècle permit enfin de garantir la sécurité des portes contre les tirs d’artillerie. Pour écarter l’artillerie dont la portée augmente, les dehors trouvèrent leurs lettres de noblesse à partir de la décennie 1570. Les premières demi-lunes consacrées à ce rôle de protection des portes apparurent en 1572 à Perpignan et à Cambrai vers 1580-90. Utilisés initialement pour la protection des portes les dehors voient progressivement leur fonction se généraliser à la protection de toutes les courtines en fin de XVIe siècle et surtout au XVIIe siècle. Cependant, la citadelle de Collioure n’est dotée d’un ouvrage à cornes de terre qu’en prévision du siège de 1642 et celle de Perpignan n’est dotée d’un véritable réseau de dehors que de 1679 à 1681, après l’inspection de Vauban. Plus la portée des canons augmente, plus des sites qui semblaient inoffensifs, se révélaient dangereux et devaient être occupés. Le périmètre défensif s’agrandit progressivement pour éloigner la menace d’une artillerie sans cesse plus efficace. C’est pourquoi à partir du XVIIIe siècle, les forts se multiplièrent aux alentours des villes et des citadelles.
La citadelle avait aussi valeur symbolique. La citadelle était intrinsèquement liée à l’affirmation du pouvoir de l’État Elle possédait une charge symbolique qui convenait bien à un État centralisateur et autoritaire. La symétrie parfaite mettait en valeur les ornements de la porte, l’adoption des parements à bossages reflétait un souci d’esthétisme et de prestige. La représentation symbolique de l’État assurait également la matérialisation symbolique de la frontière. Ainsi la sculpture, symbole de pouvoir, parachevait l’œuvre architecturale. Au-delà des sculptures et de la monumentalisation des portes, son plan même y participait. Pour les ingénieurs du Roy, la citadelle parfaite était de forme pentagonale qui, à ses avantages de perfection géométrique, ajoute celui anthropomorphique de représenter le troisième corps du Roi: le bastion capital tourné vers l’ennemi en représente la tête tandis que les quatre autres bastions représentent respectivement ses bras et ses jambes.
Formant une véritable « école », les ingénieurs italiens offraient leurs services aux souverains demandeurs de fortifications. Ils diffusèrent à travers l’Europe la technique de la « fortification à l’italienne », qui s’imposa en France pendant la plus grande partie du XVIe siècle. En France, le rôle des ingénieurs italiens fut considérable dès le règne de François I qui fit appel à eux pour renforcer d’enceintes bastionnées ses places frontières menacées par l’empereur Charles Quint. A partir de l’avènement de Charles Quint, à la fois roi d’Espagne, empereur du Saint Empire et souverain des Pays-Bas, le royaume de France se trouva encerclé par les Habsbourg. Après la fin des guerres d’Italie, devant les menaces d’invasion d’armées modernes avec armes à feu et artillerie, François I, puis Henri II après lui, aménagèrent les places frontières et en construisirent de nouvelles, en commençant par les villes du Nord et de l’Est. François I attacha à sa personne des ingénieurs italiens auxquels il conféra le titre d’ « ingénieur de Sa Majesté très chrétienne ». Ainsi travaillèrent en France à partir de 1535-1540, Hieronimo Marini « commissaire général des fortifications en Champagne », où il travailla à l’enceinte de la ville neuve de Vitry-le-François, à Villefranche-sur-Meuse et à Maubert-Fontaine, citadelle quadrangulaire à bastions à orillons, Girolamo Bellarmato à l’enceinte de Dijon, Fabrice Siciliano dans les places de Guyenne. En effet, compte tenu de la vulnérabilité particulière de cette province face à la menace espagnole persistante, un effort particulier y fut bientôt consenti. En 1510, Bayonne avait obtenu du « maître général des fortifications et réparations des pays et duchés de Guyenne » de commencer des travaux. Bordeaux fit de même vers 1520 avec un expert, Jehan de Cologne et en 1525, avec un nouvel expert, Anchise de Bologne, peut-être le premier ingénieur italien à travailler en France. Il y construisit le premier bastion élevé en France. Les fortifications de Guyenne furent placées sous la responsabilité de Fabrice Siciliano qui reçut en 1539 mission « pour aller en Guyenne visiter les fortifications de Bayonne et autres places et faire les devis des réparations nécessaires ». Il y construisit trois ouvrages modernes, de beaux bastions à orillons de type nouveau, à Dax, à Libourne et à Bayonne, le bastion du Nart. En outre, de 1542 à 1549, il construisit pour Henri II d’Albret, roi de Navarre, l’enceinte de la cité de Navarrenx dont les quatre bastions typiques à orillons qu’il construisit, dont celui avec cordon et guérite couvrant la porte St Antoine, sont aisément reconnaissables. Elle résista au siège mené par les Français en 1569. L’ouvrage n’a subi pratiquement aucune modification depuis sa construction. Le fort carré d’Antibes avec ses quatre bastions effilés construits autour d’une tour à canons depuis disparue, fut réalisé vers 1580. Cette période est caractérisée par la grande longueur des courtines et la petite taille des flancs des droits des bastions, retirés en arrière de gros orillons. En outre, des citadelles furent édifiées en de nombreux points du royaume. Le mot d’origine italienne apparaît en langue française au début du XVe siècle. Il signifie « petite ville » et désigne la petite ville militaire accolée à une grande ville qu’elle est chargée de défendre ou de contrôler. Le but des citadelles était soit de tenir en mains avec des garnisons réduites des villes encore agitées, soit de mieux assurer une emprise territoriale face à l’adversaire. L’Italien Francesco Bernardino fut commissaire et surintendant général des fortifications de Henri II. Ses fils et successeurs poursuivirent son œuvre. Sous Charles IX, Girolamo Bellarmato fortifia Brouage en 1569.
Ce fut en Guyenne que débuta, peut-on dire, le service des fortifications avec les travaux effectués dès le XVIe siècle à Bordeaux, Bayonne et Navarrenx, où Fabrice Siciliano construisit l’enceinte bastionnée à l’italienne de la ville de 1540 à 1548. A partir de 1572, un Français, Louis de Foix, né à Paris vers 1538, semble avoir reçu la responsabilité des fortifications de la province de Guyenne, après avoir travaillé depuis 1560 pour Philippe II d’Espagne. Il travailla au port de Bayonne qu’il réussit à joindre à la mer en construisant la première digue de redressement de l’embouchure de l’Adour, à la suite de travaux, s’étendant de 1572 à 1578 et reprenant en 1685, qui permirent au trafic du port de tripler entre 1578 et 1592. A sa mort en 1609, Benedit de Vassalieu lui succèda jusqu’en 1614. Claude Chastillon qui avait commencé sa carrière auprès du roi de Navarre à la fin des années 1580 et était ‘Topographe du Roy’ en 1597, acheva en Guyenne la tour de Cordouan près de Royan commencée par Louis de Foix. Lui-même mourut en 1616.

25- La NAISSANCE de l’ECOLE FRANCAISE sous HENRI IV14

Le XVIe siècle avait été la période du monopole italien. Les ingénieurs italiens, inventeurs du bastion, en avaient conservé l’exclusivité jusqu’à la fin du siècle et formé une véritable école de spécialistes, dont la formation était assurée par tradition corporative et familiale. La France à partir de François I, comme l’Empire et l’Espagne de Charles Quint ou l’Angleterre de Henri VIII avaient construit des forteresses bastionnées, sous la direction d’ingénieurs italiens passés à leur service. A la suite des Italiens, les Hollandais devinrent les maîtres de ce nouveau type de défense, fondée sur la fortification bastionnée, qu’ils perfectionnèrent en inventant le « chemin couvert ». Engagés depuis 1568 derrière Guillaume d’Orange, dit ‘le Taciturne’ (1533-1584), dans la guerre d’indépendance contre la couronne d’Espagne15, la « guerre de quatre-vingt ans », ils mirent au point un modèle de fortification bastionnée original, appelé « ancien système néerlandais », dont le principal architecte fut Adriaan Anthonisz (vers 1543-1620) et dont le théoricien fut le mathématicien flamand Simon Stevin (1548-1620) qui fonda en 1600 à Leyden une école d’ingénieurs. L’école allemande et l’école française naquirent plus tard.
A la fin du XVIe siècle, les rois de France, qui avaient jusqu’alors fait appel à des ingénieurs italiens, commencèrent à disposer d’ingénieurs français. C’est, peut-on dire, en Guyenne que prit naissance un service des fortifications avec les travaux entrepris alors à Bordeaux, Bayonne et Navarrenx. Depuis 1572, l’ingénieur affecté à cette province était Louis de Foix qui en 1597 rédigea pour le roi un rapport sur les fortifications de la province. Henri IV, préoccupé de la qualité des places frontières dès la paix intérieure et extérieure établie en 1598, définit une politique cohérente et globale en la matière, qui reprenait celle datant de François I. Le « Surintendant des Fortifications » était chargé de mettre en œuvre cette politique. Maximilien de Béthune, baron de Rosny, duc de Sully (1559-1641), qui avait servi Henri de Navarre dans toutes ses guerres, et assumait déjà les fonctions de Surintendant des finances depuis 1598 et de Grand maître de l’artillerie depuis 1599, date de la mort d’Antoine d’Estrées, fut nommé à cette charge de Surintendant des Fortifications, en 1600.
La naissance de l’école française de fortification bastionnée remonte à cette nomination. Sully, réfléchissant de manière globale au problème des places frontières, promulgua, le 26 mai 1604, la « Grande ordonnance de 1604 » qui est la charte des travaux de fortification aux frontières. Cette ordonnance marqua le début d’une bonne administration des fortifications. Elle créa une organisation permanente d’ingénieurs issus de l’armée, ainsi qu’une division territoriale du royaume en quatre provinces, les provinces de Picardie, Champagne, Dauphiné et Provence, ultérieurement sept, dont chacune était dirigée par un ingénieur du Roy. Chaque ingénieur du roi était assisté d’un conducteur des dessins, responsable de la production de cartes. Soulignant le rôle fondamental de l’ingénieur du roi, l’ordonnance fixait également la responsabilité des gouverneurs de province et déterminait la réglementation financière à appliquer. En 1605, Sully se démit des charges de grand maître de l’artillerie et de surintendant des fortifications en faveur de son fils, le marquis de Rosny. L’école française ainsi créée par Henri IV et Sully succéda à l’école italienne.
Henri IV eut la chance de disposer d’ingénieurs de haute qualité. L’ingineor ou engignour, responsable au Moyen-Âge de la construction des engins de guerre utilisés en guerre des sièges, était devenu à la Renaissance le spécialiste des fortifications, tandis que l’artilleur s’occupait des engins balistiques. Les ingénieurs avaient d’abord une formation théorique fondée sur l’étude des mathématiques, de la géométrie et des traités de fortification, complétée par une formation pratique de soldat, puis d’ingénieur acquise dans l’attaque et la défense des places. Les meilleurs devenaient ingénieurs du roi. Jean Chastillon (1560-1616), (à ne pas confondre avec Claude Chastillon, topographe du roi cité en 1597) qui accompagnait déjà Henri IV, lorsqu’il n’était que roi de Navarre, et avait achevé la tour de Cordouan au large de l’estuaire de la Gironde, commencée par Louis de Foix, se vit confier la province de Champagne. Jean de Beins devint l’ingénieur du Dauphiné et des guerres savoyardes. Raymond de Bonnefons, tué en 1606, et son fils Jean construisirent en Provence. Jean Errard, originaire de Bar-le-Duc, né en 1554, mort en 1610, mathématicien célèbre, remarqué par Sully, qui le fit entrer au service de Henri IV peu après 1590, fut nommé « Premier ingénieur du Roy ». Il fut l’un des quatre premiers « ingénieurs du Roy » chargés par Sully d’édifier et d’entretenir les ouvrages d’une province. Responsable de la province de Picardie, prioritaire car la plus exposée, il fut le constructeur de la citadelle d’Amiens en 1597, citadelle à cinq bastions, la première grande citadelle pentagonale construite en France, après celle de Vitry-le-François par les ligueurs. Sa réputation s’étendait bien au-delà des limites de sa province. C’est ainsi que dès 1598, alors que Louis de Foix, alors fort âgé était responsable de la province de Guyenne, la ville de Bayonne avait fait appel à Jean Errard, alors occupé à fortifier La Rochelle. Celui-ci établit avec son conducteur de dessin Jean Martellier, en date du 28 avril 1599, un projet d’enceinte bastionnée de la ville, dont la construction du bastion Lachepaillet, en face du cloître de la cathédrale, commença en 1602 et fut interrompue à la mort de Henri IV en 1610.
Les fortifications de Guyenne étaient un souci pour Henri IV du fait de la proximité de l’Espagne avec laquelle les relations restaient tendues. Louis de Foix semble y avoir été remplacé en 1609 par Benedit de Vassalieu, dit Nicolay, qui y servit de 1609 à 1614. Celui-ci fit effectuer des travaux à Blaye, à la citadelle de Saintes, au Château Trompette de Bordeaux. Son œuvre la plus importante fut probablement le fort de Socoa à Saint-Jean-de-Luz, dont la baie avait été choisie pour l’établissement d’un port et où un bassin avait été construit. Il reconnut le site en octobre 1614 et il y fit construire le fort de Socoa autour d’une tour à canons. Il produisit la carte du Havre de Soccoua et des bourgs de Saint Jean de Luz et de Siboule16. Ainsi, sous le règne de Henri IV, les travaux de fortification accomplis sont considérables répondant au souci de ce souverain de renforcer les points névralgiques aux frontières et de garantir la défense des nouvelles acquisitions.
Les premiers traités de fortification bastionnée furent italiens, dont celui de Jérôme Catanéo traduit en français sur La manière de fortifier places, assaillir et défendre. Les premiers traités en Français sont l’oeuvre de Jean Errard qui avait écrit en 1594 : La géométrie et pratique générale d’icelle. C’est en cette même année 1600 où Sully devint Surintendant des Fortifications, que Jean Errard (1554-1610), Premier ingénieur du Roy, publia La fortification déduicte en art et démonstrée. Ce traité eut plusieurs éditions dont une en 1604 et la dernière en 1620, réalisée après la mort d’Errard, par son neveu, Alexis Errard.
Ce traité de fortification tout pénétré de géométrie fit reconnaître Jean Errard comme le père de la fortification bastionnée française. Il fut le premier ingénieur en France à appliquer les principes de la fortification bastionnée à la française et à écrire un ouvrage à ce sujet. Pour lui, la construction d’une citadelle pouvait avoir deux objets : soit prévenir les révoltes des habitants, soit assurer une ville face à un conquérant éventuel. Ce traité pose comme principe que la défense d’une place repose plus sur l’infanterie, dont le tir de mousqueterie est plus rapide, que sur l’artillerie dont les feux ne sont efficaces qu’en tir d’enfilade et dont l’emploi est limité par son énorme consommation de poudre. Il préconise donc de construire de très grands bastions aptes à recevoir 200 fantassins, dont les deux faces sont réservées aux feux de l’infanterie et les flancs reçoivent de l’artillerie. Pour Errard, de deux angles, l’un saillant, l’autre rentrant, le premier doit être flanqué, le second flanquant. Les bastions doivent être espacés de 200 à 240 mètres pour tenir compte de la portée des mousquets et arquebuses (120 m). Son tracé marque un progrès par rapport à celui des Italiens du siècle précédent : Les bastions du système Errard sont caractérisés par l’angle formé par les deux faces qui est un angle aigu presque droit et par les angles d’épaules qui sont droits tandis que les flancs font un angle aigu avec les courtines. Cet angle offre aux canons placés dans les flancs une protection latérale comparable à celle conférée par les orillons. La direction des faces est alignée sur les angles des flancs et des courtines. Toutes ces caractéristiques conduisent à construire des bastions dont les gorges sont disproportionnellement petite par rapport aux autres dimensions. Les escarpes ont une hauteur de vingt à vingt-cinq mètres pour en interdire l’escalade. Il préconise des demi-lunes entre les bastions pour protéger courtines et portes et recommande des chemins couverts, en avant des courtines pour la protection des glacis.
Jean Errard de Bar-le-Duc, mort en 1610, fut le précurseur de la lignée des ingénieurs militaires français dont les compétences ont dominé le XVIIe siècle sous les règnes successifs de Louis XIII, puis de Louis XIV.

26- Les INGENIEURS du ROY sous LOUIS XIII17

Le mouvement, lancé par Henri IV et Sully, s’amplifia sous l’impulsion de Louis XIII et de Richelieu qui avaient, eux aussi, le souci de sécuriser le royaume de France. Comme son père Henri IV, Louis XIII définit une politique cohérente et globale de fortification des frontières. Jusqu’en 1630, le Surintendant des fortifications fut chargé de sa mise en œuvre. Le marquis de Rosny, fils de Sully, qui assumait cette charge depuis 1605, s’en déchargea, en 1620, pour se consacrer à celle de Grand maître de l’artillerie. Louis XIII nomma alors Surintendant des fortifications Léon de Durfort, seigneur de Born, auquel succéda de Sublet des Noyers, qui avait sous ses ordres ingénieurs, géographes, contrôleurs et trésoriers. En 1627, Louis XIII créa les offices de contrôleurs provinciaux des fortifications dans les provinces où il n’y en avait point d’établis. En 1630, la Surintendance des fortifications fut absorbée par le Secrétariat d’État à la guerre.
Sous le règne de Louis XIII, les travaux de fortification accomplis furent considérables, répondant au souci du souverain de renforcer les points névralgiques aux frontières, notamment là où les Espagnols menaçaient de briser le bouclier de forteresses établi sous le règne précédent. Ainsi, le nombre des ingénieurs du roi, partant d’une douzaine vers 1600, crût pour atteindre la cinquantaine vers 1650. Mais c’est surtout après 1624, que furent réalisés les principaux travaux. Richelieu mit en place un double programme d’arasement de « toutes les fortifications inutiles des places qui sont au cœur du royaume » et d’édification de citadelles et forteresses aux frontières. Le système d’organisation changea sous Louis XIII, car les ingénieurs n’étaient plus affectés à une province, mais désignés pour les travaux à effectuer en fonction des nécessités militaires. Au cours des conflits qui durèrent un quart de siècle à partir de l’entrée de la France dans la guerre de Trente ans, les ingénieurs furent obligés d’être partout présents. Les fortifications de Guyenne eurent une certaine priorité du fait de la proximité de l’Espagne et de l’implantation protestante dans cette province, qui amena Louis XIII et Richelieu à déroger à la règle de non affectation en désignant Pierre de Conty d’Argencourt comme « Ingénieur général d’Aunis, Saintonge, Poitou, Guyenne, Béarn et Navarre ».
Encore peu nombreux sous Henri IV, les ingénieurs du Roy virent leur nombre croître sous Louis XIII, passant d’une douzaine à une cinquantaine. Aux ingénieurs de formation s’ajoutèrent des officiers de troupe, obtenant un brevet d’ingénieur ordinaire du Roy, brevet créé par Louis XIII en 1621, durant le siège de Saint-Jean-d’Angély. Il était décerné à celui qui avait fait la preuve de ses compétences. La formation de ces premiers ingénieurs français passait par l’étude des traités existant, l’apprentissage auprès d’un maître italien et la participation à des sièges. Lorsque la France se trouvait en période de paix, ils servaient pour la plupart à l’étranger. Marqués par l’esprit de géométrie du siècle, les ingénieurs militaires étaient aussi cartographes et spécialistes des mines. Ainsi se développa, sous le ministère de Richelieu, une école française spécifique de fortification. Plus tard Vauban créa un examen pour l’obtention de ce brevet d’ingénieur. Le corps des ingénieurs militaires prit alors toute son importance. Cartographie, topographie et art de la fortification étaient des disciplines communes à tous les ingénieurs. La cartographie connut son essor dans la période allant de 1590 à 1640, avec la publication des premiers grands atlas. On connaît l’Atlas des places de Louis XIII et celui de Louis XIV. La première cartographie systématique de la France fut nettement plus tardive : ce fut la Carte de France de Cassini publiée en 180 feuilles à l’échelle de 1 ligne pour 100 toises (soit de l’ordre du 1/100 000) entre 1744 et 1793.
Comme Henri IV, Louis XIII eut la chance de disposer d’ingénieurs de haute qualité, parmi lesquels on peut d’abord citer Jean Fabre, dont les dates de naissance et décès restent inconnues mais est dit fort âgé en 1629. Avec Jean Cavalier et Antoine Sercamenen, il participa aux campagnes du Languedoc en 1620 et, en 1622, il fut au siège de Montpellier, dirigé par Louis XIII. De 1624 à 1627, il participa au corps expéditionnaire, chargé de chasser les Espagnols de la Valteline et il y construisit des forts en 1626. Il fut auteur d’un traité édité en 1629, livre in folio de 216 pages intitulé : Les practiques du Sieur Fabre sur l’ordre et reigle de fortifier, garder, attaquer et deffendre les places pour lequel il avait obtenu le privilège du Roi en 1624. A ce traité, il annexa la carte de la Valteline qu’il avait établie. Il insista sur l’importance des demi-lunes et des ouvrages à cornes dont la longueur ne devait pas dépasser 120 toises, soit la portée utile du mousquet, et fixa à 120 toises la distance idéale entre deux bastions successifs. Il créa les corps de garde et en recommandait un dans chaque bastion. Fabre préconisait une enceinte basse extérieure à la citadelle, ou fausse-braye, ce qui permettait un double étage de feux, un étage supérieur en provenance de l’enceinte bastionnée, un inférieur en provenance de la fausse-braye, à six toises en avant des faces des bastions. Il étudia les différentes formes possibles des enceintes, du triangle au « douzangle » en passant par le « quadrangle » ou carré. Son ouvrage est un complément critique de l’œuvre de son maître Errard et non l’oeuvre d’un théoricien révolutionnaire. Il marque un nouveau progrès dans l’art de la fortification, mais ne paraît pas avoir eu d’influence notable sur ses contemporains. Jean Fabre publia un second ouvrage, De l’ordre de la garde ordinaire qui préparait la voie du second traité d’Antoine de Ville, celui édité en 1639.
Trois ingénieurs de la génération des ingénieurs du Roy du règne de Louis XIII, d’Argencourt (1575-1655), de Ville (1596-1656), Pagan (1604-1665), marquèrent un nouveau progrès dans l’art de la fortification. Ils furent d’abord des praticiens, à la fois constructeurs et défenseurs, mais aussi des combattants, spécialistes de l’attaque des places fortes. Tous prirent une part active aux sièges majeurs du règne de Louis XIII, comme il est indiqué ci-dessous :
1621 : sièges de Clérac et Montauban : de Ville et Pagan
1636 : siège de Corbie : de Ville, Pagan et d’Argencourt
: siège de Landrecies : de Ville et Pagan,
: siège d’Hesdin : de Ville et Pagan,
1639 : sièges du Figuier et de Fontarabie : d’Argencourt.
Parmi eux, de Ville et Pagan se distinguèrent également comme de remarquables théoriciens, dont les travaux prirent appui sur l’oeuvre d’Errard, dont ils améliorèrent les principes.

* Pierre d’Argencourt18 : Pierre de Conty, seigneur de la Mothe d’Argencourt naquit à Alès dans une famille protestante le 24 octobre 1575 et mourut en 1655. Il fut un peu sous Louis XIII, ce qu’avait été Jean Errard sous Henri IV. Il fut considéré comme « l’ingénieur favori » de Louis XIII et il fut appelé le « fidèle des cardinaux », car recruté par Richelieu, il servit Mazarin avec le même dévouement. Mais, ingénieur d’exécution, il ne laissa aucun écrit. Il fit ses premières armes en 1619 dans l’expédition du duc de Guise contre les Barbaresques. En 1622, il fut en charge, du côté huguenot, de la défense de Montpellier contre l’armée royale où il obtint une capitulation honorable. Il changea de religion et fut retourné par Richelieu dont il devint l’un des agents les plus fidèles et actifs. En 1624, il se trouvait à Verdun et à Rocroi avec l’ingénieur Alleaume. Richelieu le nomma ingénieur général des provinces d’Aunis, Poitou, Saintonge, Guyenne, Béarn et Navarre. Sa date de nomination n’est pas connue, mais on sait qu’il occupait cette fonction en 1625. Il établit le projet de défense de l’île de Ré, au large de La Rochelle. Il y construisit avec François Le Camus en 1625 et 1626 un fort à Saint-Martin de Ré, petite citadelle carrée à quatre bastions selon le système d’Errard, avec deux ouvrages à cornes pour protéger les bastions dominant la campagne. Il y bâtit également le fort de La Prée, autre forteresse carrée à quatre bastions. En 1627, il mit Oléron en état de défense et y bâtit la citadelle du château. La même année, il fut à Metz, Toul, Verdun, Le Havre et à nouveau à La Rochelle où il termina la digue. A la fin du siège, Richelieu lui confia la mission de refondre complètement les fortifications. Il fut chargé en 1628 de la construction du port et de la reconstruction de l’enceinte de Brouage, ce port catholique, destiné à devenir le rival de La Rochelle démantelée. Ce chantier entraîna la destruction de l’oeuvre des précédents ingénieurs italiens, dont Girolamo Bellarmato, qui y avaient travaillé en 1569 sous Charles IX. D’Argencourt agrandit la place en lui donnant la forme d’un quasi rectangle ceint d’un rempart renforcé de six bastions aux flancs perpendiculaires aux courtines et sans orillons. Elle constitue, à ce jour, le seul exemple subsistant et quasi intact de ses réalisations. Ce travail lui demanda dix ans, pendant lesquels il intervint pour la mise en état des places de Picardie et construisit une citadelle au Havre. Il participa également à diverses campagnes en Lorraine, dont le siège de Nancy où il fut chargé d’établir une citadelle, en 1632. Maintenu en Picardie, il inspecta en 1633 la frontière du Nord dont Doullens, Calais, Amiens. En 1634 il fut à Nancy, puis en Picardie, en 35 à Péronne, puis en 35-36 en Roussillon, à Narbonne, Leucate, La Nouvelle. Il fut consulté par Richelieu au sujet de la défense de la Provence, notamment du port militaire de Toulon. A la suite de la catastrophe de Corbie en 1636, qui ouvrait le chemin de Paris, il fut appelé par Richelieu avec Antoine de Ville pour le siège de reprise. En 1637, il passa à Bayonne. En 1639, il participa à la prise du fort du Figuier et de Fontarabie ainsi que de Salses. En 1641, il fut nommé maréchal de camp, devint gouverneur de Narbonne, prépara le siège de Perpignan et en 1642 il fut à la prise de Collioure et de Perpignan. Homme de confiance de Richelieu, il avait la réputation de construire solide. Dans sa correspondance, il manifeste son esprit concret et précis ainsi qu’une vision géostratégique de la défense du royaume de France. Restant gouverneur de Narbonne, il fut chargé en 1644 de l’établissement des garnisons des deux villes conquises, Mazarin confirmant ainsi les directives de Richelieu décédé. Malgré son âge, d’Argencourt mit la même ardeur à servir la France sous le nouveau cardinal Mazarin, dont il devint l’interlocuteur indispensable. Il fut appelé à donner son avis sur tous les chantiers. En 1652, toujours gouverneur de Narbonne il fut nommé Lieutenant-Général et Maréchal de camp sur le front toujours ouvert de Catalogne. En 1653, sa dernière mission le conduisit à Bordeaux pour y construire Château trompette. En 1655, il retourna à Narbonne où il mourut, l’année même où Vauban reçut son brevet d’ingénieur ordinaire du Roi. D’Argencourt ne fut pas un théoricien, auteur de traités reconnus, mais un homme de réalisations concrètes, dont l’enceinte de Brouage est l’ouvrage le plus connu. Au moment où meurt Pierre de Conty de la Mothe d’Argencourt, Vauban retourné par Mazarin reçoit son brevet d’ingénieur du Roy. Tous ces ingénieurs du XVIIe siècle, hommes de réalisations concrètes fondées sur une réflexion globale de niveau stratégique, adoptent une démarche et une méthode rationnelle dans la construction comme dans le gouvernement des places. Ils se montrent les agents indispensables à la constitution de l’appareil d’État en France. Ils furent les jalons indispensables à la constitution par la France de sa propre dissuasion et lui assurèrent sa place dans le concert des nations.

* Le Chevalier Antoine de Ville19: Antoine de Ville serait né à Toulouse en 1596 et serait mort en 1656 ou 1657. Mathématicien et ingénieur, théoricien de la fortification, il se fit appeler « Chevalier de Ville » à partir de 1626 quand le duc de Savoie, en récompense de ses services, lui conféra le titre de « Chevalier de l’Ordre de Saint Maurice et de Saint Lazare ». Ses oeuvres de théoricien des fortifications constituent une étape importante dans la formation de l’école française de fortification au cours de la première moitié du XVIIe siècle. Même si Pagan est considéré comme le père de Vauban, celui-ci mit également en pratique les principes d’Antoine de Ville. Considéré de son temps comme un homme d’une rare compétence, auteur d’ouvrages dont la renommée était encore vive au XIXe siècle, il conserva longtemps cette renommée à telle enseigne que son second grand ouvrage, qui constituait déjà la base de la formation des officiers du génie du XVIIe siècle, était encore en usage en France en 1870.
Après des études solides, au cours desquelles il avait acquis un bon niveau en mathématiques, notamment en géométrie, dont il utilisa les nouveautés d’alors comme la trigonométrie ou les logarithmes, il rejoignit rapidement l’armée. Ainsi il participa aux opérations de 1620 contre les protestants dans le Midi où il s’initia aux travaux de siège et à l’usage des mines, domaine dans lequel il fut considéré comme un expert et avait acquis auprès de Richelieu une excellente réputation. Il fut présent à La Rochelle et à Clérac (Charente-Maritime) en 1621, au siège de Montauban en novembre 1621. Après cette première période française, il fut en 1624 en Flandre et à Utrecht au service des Provinces-Unies, la France n’étant pas alors en guerre. Cet usage était alors de pratique courante et l’armée hollandaise était réputée pour sa valeur. En 1625, il servit dans l’armée piémontaise du prince de Savoie avec laquelle il participa à plusieurs sièges, ce qui constitua pour lui une nouvelle période de perfectionnement technique. Lors de son retour en France en 1627, il possédait ainsi une triple expérience française, hollandaise et italienne, donc une culture très européenne sur la base de laquelle il rédigea, en 1628 son premier ouvrage sur la fortification. Puis pendant cinq années, de 1630 à 1635, il passa au service de la Sérénissime République de Venise et poursuivit sa formation en fortifiant le port de Pola. Lorsqu’il revint en France en 1635, Richelieu le prit à son service. Conscient de la compétence d’Antoine de Ville, fruit de l’expérience exemplaire acquise par trois séjours à l’étranger, Richelieu affirmait ainsi que la France n’est plus dépendante d’ingénieurs étrangers, mais qu’elle possédait ses spécialistes nationaux dont le mérite égalait les meilleures réputations européennes. Il l’utilisa d’abord pendant la guerre contre l’Espagne en Flandres où il s’occupa de fortifications. En1636, il était auprès du comte de Soissons en Flandres où il s’occupa de fortifications, puis visita le cours de l’Oise pour Richelieu, dont il reçut, avec Pagan, mission de « barricader » le cours. Il travailla à Verberie, Pont-Sainte-Maxence, Beaumont-sur-Oise, remit Beauvais en état, puis il fut sur la frontière du nord. Corbie étant tombé le 15 août 1636, il participa de septembre à novembre 1636 à sa reprise, siège dont il fit imprimer le récit. De 1637 à 1639, il participa avec d’autres ingénieurs aux sièges de Landrecies et du Castelet, avec Pagan sous ses ordres. Au siège de Hesdin en 1639 il dirigea les travaux de circonvallation et d’approche devant Richelieu et Louis XIII. Il en établit une relation précise et circonstanciée, à la suite de quoi il publia son deuxième ouvrage important. Il a auprès de Richelieu une réputation d’excellent mineur. Après la paix et la parution de son second grand ouvrage en 1639, il aurait été chargé de fortifier les villes acquises par la France mais il n’existe aucune confirmation de ces faits.
Ingénieur toujours en campagne de la France aux Pays-Bas en passant par le Piémont et la République de Venise, le Chevalier de Ville fut aussi un auteur prolixe. Il publia plusieurs ouvrages dont deux traités relatifs aux fortifications et aux places de guerre :
- en 1628 : Traité intitulé Les fortifications, ouvrage important sur la fortification qu’il publia à Paris alors qu’il était encore très jeune, à l’âge de 32 ans. Ce traité se présente comme un fort volume in-folio de 441 pages de texte, illustré de dessins avec plans, tables et perspectives, qu’il avait mis neuf à dix ans à écrire. Ce manuel vise à être une somme théorique, bilan de ses observations durant les dix premières années de sa carrière militaire. L’achevé d’impression date du 1er août 1628, le privilège royal accordé par Louis XIII le 11 juin 1628 ayant été signé au camp de La Rochelle. Dans ce premier ouvrage, les notions développées par Antoine de Ville s’articulent autour de trois pôles : fortifier, attaquer, défendre. Il prévoit autant la construction en neuf que l’amélioration de l’existant, sur le principe de fortifications rasantes, bastionnées et flanquantes. Ses démonstrations sont étayées par les récentes découvertes mathématiques, sinus et logarithmes. Cet ouvrage connut trois éditions en 1628, 1640 et 1666.
- en 163720 : Ouvrage sur le siège de Landrecies,
- en 1639 : Ouvrage sur le siège de Hesdin,
- en 1639 également, un second Traité majeur : De la charge des Gouverneurs de Place, vade-mecum de 292 pages à l’intention des responsables d’ouvrages défensifs, qu’il écrivit à l’âge de 43 ans. C’est d’abord un abrégé des savoirs que doit posséder un officier à qui l’on confie le gouvernement d’une place. Ce n’est pas seulement un manuel à l’usage des gouverneurs, mais bien un traité sur l’ensembles des techniques de la guerre, voire une étude du fait guerrier. Il y donnait son témoignage sur sa conception de la guerre : « Comment avoir une armée forte et des positions imprenables ? ». L’importance de ce traité général sur la guerre explique qu’il resta en usage jusqu’en 1870, après avoir connu plusieurs rééditions, en 1639 et 1674, la dernière en 1856
L’oeuvre de théoricien du chevalier de Ville est surtout marquée du sceau du bon sens, fruit de son expérience acquise sur le terrain. Ses livres sont riches en planches dont celles de son premier grand ouvrage, celui sur les fortifications, sont faites et signées de sa main. Ces planches servent de support à ses démonstrations et de modèle pour les méthodes à utiliser. Les plans des fortifications constituent de bons travaux de construction géométrique, preuve d’une démarche scientifique et méthodique pour permettre à l’ensemble construit de profiter au maximum de l’efficacité des armes à feu de l’époque. Il prévoyait des forteresses carrées, pentagonales, hexagonales, plus rarement rectangulaires. La position respective des bastions, courtines et remparts tient compte de la portée des mousquets utilisés en appui pour la défense.
Ses normes de construction des citadelles sont :
* Sa construction part du côté intérieur auquel il donne 250 m environ, divisé en 2/3 pour la courtine et 1/6 pour chaque demi-gorge de bastion, le flanc du bastion est égal à la demi-gorge (soit au quart de la courtine) et perpendiculaire à la courtine ; la face du bastion a une longueur égale au double de celle du flanc, l’angle flanqué est un angle droit.
* La défense de la courtine et des portes repose sur les bastions, positions normales des canons d’artillerie ; des bastions on couvre par le tir la courtine contre ceux qui tentent le franchissement du fossé ou l’escalade de l’escarpe.
* Si nécessaire, la longueur des courtines est réduite, mais pas celle des flancs des bastions qui doivent être assez grands pour contenir un nombre important de fantassins, priorité étant donnée au tir de mousqueterie sur l’artillerie.
* Les bastions sont pleins pour pouvoir rapidement faire passer les canons de l’un à l’autre ; il propose les batteries en barbette à l’air libre, car à l’époque on ne sait pas évacuer les gaz des casemates.
* La hauteur d’escarpe est de 10 m dont 6 à 7 m au dessus de la campagne ; la hauteur du parapet est réduite pour permettre le tir en barbette21.
* Les dehors sont recommandés pour éviter les surprises et protéger les points faibles : ravelins ou demi-lunes de 50 à 60 pas22 de long pour les faces ainsi que les chemins couverts. Il soutient l’idée qui se développe alors de deux enceintes d’engagement: l’enceinte de combat avec les dehors, qui couvre les points délicats et l’enceinte de sûreté, avec les courtines et les bastions, qui constitue le noyau dur de la place. Il s’attache à une bonne utilisation du terrain.
Le fruit du rempart est chez de Ville plus important que chez Erard. De Ville proscrit les voûtes à l’intérieur des remparts pour leur assurer une solidité maximum. Il innove aussi en créant des places d’armes dans les angles du chemin couvert, espaces permettant de concentrer des forces pour des sorties ou des contre-attaques. Dans ses études sur le bastion, il prévoit en outre la descente dans le fossé par un escalier qui y débouche par une poterne. De Ville s’inquiète des sites de montagne. Si le lieu où l’ennemi peut s’installer est à 1 000 m horizontaux de l’enceinte, il considère que rien n’est à craindre, ce qui est à corréler avec les portées efficaces des armes de son époque.

* Pagan23: Blaise François, comte de Pagan (1604-1665), né à Saint-Rémy-de-Provence, entré en service à l’âge de douze ans, il participa au siège de Calais et aux attaques du Pont-de-Cé. Agé de 17 ans en 1621, il se distingua aux sièges de Saint-Jean-d’Angély, de Clérac et Montauban où il perdit un oeil d’un coup de mousquet. En 1629 il fut aux attaques des barricades de Suze (Piémont), en 1633 au siège de Nancy. Il poursuivit sa carrière jusqu’en 1642 où, devenu maréchal de camp, il perdit son second oeil au cours d’une action militaire. Dès 1623, il avait conçu plusieurs plans de siège et apporté des modifications au dessin des bastions. Devenu aveugle, il se consacra à la science de la fortification et il publia, malgré son handicap, plusieurs ouvrages tous écrits après 1642. En 1645, il publia un traité de fortification : Les fortifications du comte de Pagan, in folio de 196 pages, ouvrage très prisé de Vauban. Dans son oeuvre, il insistait sur l’importance des flanquements, des fossés ainsi que sur le rôle des bastions et de l’artillerie pour défendre les fossés. Il y préconisait un front bastionné différent de ceux pratiqués : détermination des faces des bastions en partant du côté extérieur du polygone et flancs des bastions perpendiculaires aux lignes de défense, c’est-à-dire aux prolongements des faces des bastions voisins. Ainsi, dans son tracé, les flancs des bastions font des angles obtus avec les courtines et les faces de bastions sont plus longues que chez de Ville, pour faciliter les tirs de flanquement sur l’importance desquels il insistait. Pour lui, l’échelonnement en profondeur des défenses depuis les chemins couverts jusqu’aux bastions est l’idée maîtresse du combat défensif. Il préconisa la construction d’ouvrages extérieurs nombreux se soutenant mutuellement et leur étroite adaptation au terrain, en avant du front bastionné pour permettre ce bon échelonnement de la défense en profondeur. Il renforçait les dehors par des douves, ravelins, demi-lunes, contre-gardes, etc. et se montrait soucieux du confort des occupants. Il souligna le rôle des fossés et de l’artillerie pour les défendre. Lui-même ne construisit aucune place forte autre que celle de Blaye dont la construction commença en 1652 et fut achevée en 1685 par Vauban. Elle constitue donc le lien parfait entre ces deux maîtres de la fortification, lien d’autant plus intéressant que les idées de Pagan furent appliquées par Vauban. Il mourut en 1665 à l’âge de 61 ans. Pagan est considéré comme le père « technique » de Vauban.

Parmi les ingénieurs importants du règne de Louis XIII, il faut encore citer Bernard Duplessis-Besançon24 (Charles Bernard de Besançon, sieur Duplessis), (1600-1670), officier, ingénieur et diplomate, qui débuta le métier des armes en Hollande en 1627. Officier et ingénieur, il participa au siège de La Rochelle en 1627-28, où il travailla à la digue et construisit des machines, des chandeliers, sorte d’énormes chevaux de frise sur la digue dont d’Argencourt, venu de île de Ré, avait fait élargir le soubassement et la plate-forme. En 1629 il fut à Guise puis à Privat ; en 1630, il fit campagne dans les Alpes. Il tint conférence, en janvier 1635, avec Jean de Bonnefons et le sieur d’Argencourt pour, sur ordre de Richelieu, identifier les points faibles des défenses provençales et proposer les renforcements du port de Toulon qui en était le point le plus vulnérable. De 1635 à 1637, il travailla aux fortifications de Toulon et en 1637 il fut blessé au siège des îles de Lérins. De 1638 à 1642, il participa aux opérations offensives à la frontière espagnole sur les Pyrénées. En 1638, il participa au siège de Fontarabie, en 1639 à la prise de Salses avec le prince de Condé. En 1640, il fut nommé Sergent de bataille dans les armées de Guyenne et Languedoc. Vers 1641-42 il était à Bayonne, puis en Champagne quand, à la mort de Louis XIII, lui fut donné le gouvernement de Salces. Faisant suite au traité du 10 avril 1643, par instruction du 20 avril, il fut chargé de conduire à Bayonne des prisonniers à rendre au roi d’Espagne. A Bayonne il reçut alors mission de mettre la ville en sûreté et, en 1643, il y travailla aux fortifications. Fin 1643, il effectua un voyage à Douai et, en 1644, il se rendit à Bruxelles. Ayant reçu le gouvernement d’Auxonne en 1644, il continua à faire campagne. Nommé Maréchal de camp pour la campagne de 1644/45, il resta en Italie, puis en Savoie jusqu’en 1650. Nommé lieutenant général en 1653, il rédigea en 1654 des projets d’attaque de Fontarabie mais il dut alors rapidement quitter la Guyenne pour les Flandres. Ambassadeur à Venise de 1655 à 1658, il revint en France en 1660 et retrouva son gouvernement d’Auxonne qu’il conserva jusqu’à sa mort en 1670.

Parmi les ingénieurs du roi Louis XIII, on peut également citer :
Le Camus, dont la carrière est peu connue. Il assista d’Argencourt en 1626 pour la construction du fort de Saint-Martin de Ré et fut nommé intendant des fortifications en 1645 après trente ans de service comme ingénieur au cours desquels « il avait été chargé de fortifier des places importantes où il avait fait connaître sa capacité ».
Desjardins (Nicolas), architecte ordinaire des bâtiments du roi, nommé ingénieur et géographe du Roy en 1643, dont la carrière est également peu connue. Il assista Duplessis-Besançon et se dit lui-même : « lieutenant de Monsr du Plessis de Besançon, commandant pour le service de sa Majesté dans le chasteau d’Auxonne » sur la légende de la carte topographique de Saint-Jean-Pied-de-Port dont il est l’auteur. Envoyé en renfort à Bayonne en juin 1643 avec le titre de « Directeur des fortifications de Bayonne et de Saint-Jean-Pied-de-Port », il fut le concepteur du bastion du Saint-Esprit. Il dirigea les travaux exécutés à la citadelle de Saint-Jean-Pied-de-Port en 1643, puis ceux commandés par une « Commission » du roi en date du 18 mars 1647. Il travailla plus tard au fort Saint-Nicolas de Marseille puis au Château Trompette de Bordeaux, où, à une date inconnue entre 1663 et 1677, il rencontra Clerville.

27-L’ORGANISATION des FORTIFICATIONS sous LOUIS XIV25

Durant le règne de Louis XIV, une importante politique de fortification reprenant celle entreprise par Sully, se mit en place sous la double impulsion de François Michel Le Tellier, marquis de Louvois (1639-1691), Secrétaire d’État à la guerre, qui poursuivait l’œuvre de son père Le Tellier, et de Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), Secrétaire d’État à la Marine, Contrôleur général des finances et Surintendant des bâtiments royaux. Les ingénieurs étaient séparés en deux départements distincts, dépendant respectivement de Louvois pour les places de terre et de Colbert pour les places de mer. Dès le début de son règne personnel, le roi réorganisa de manière rationnelle le service des fortifications. Déjà en 1658, Mazarin avait placé un ingénieur, le chevalier de Clerville sous les ordres directs de Michel Le Tellier, secrétaire d’État à la guerre. Très féru de poliorcétique, le roi ratifia le choix de Mazarin. Il créa la fonction de « Commissaire général aux fortifications », qu’il confia en 1662, au Chevalier de Malte de Clerville (1610-1677). Vauban (1633-1707) qui avait commencé sa carrière sous ses ordres, lui succéda dans ses fonctions en 1678.
Le nombre des ingénieurs, organisés en deux corps hiérarchisés, s’accrut encore fortement : 250 à 275 en activité au cours d’une même année. Pour mieux choisir les futurs ingénieurs, Vauban organisa un examen qu’il présida dans la mesure du possible. Dès 1669, il structura le corps des ingénieurs en six brigades, comprenant chacune une quarantaine d’ingénieurs. Le commissaire général des fortifications inspectait tous les travaux des deux départements. Lorsque la coordination des ouvrages de toute une province s’imposait, Colbert nommait un « ingénieur général » chargé de diriger les travaux de toute une province, ce fut le cas de François Ferry (1649-1701), ingénieur général des provinces de Poitou, Saintonge, Aunis, Guyenne, Béarn et Navarre, soit de l’ensemble de la côte océane d’Hendaye à l’embouchure de La Loire. Lorsque le marquis de Seignelay succéda en 1683 à son père, le grand Colbert, comme Secrétaire d’État à la marine, l’organisation des fortifications ne fut pas changée. En 1691, après les décès successifs de Seignelay et de Louvois, Louis XIV regroupa les responsabilités des fortifications du royaume en un seul « Département des Fortifications des places de terre et de mer », séparé du Département de la guerre, qui regroupait toutes les fortifications terrestres et maritimes ainsi que tous les ingénieurs du roi en un seul corps dont il confia la direction le 22 juillet 1692, à Michel Le Peletier de Souzy, Conseiller d’État, qui fut nommé « Directeur Général des fortifications », fonctions qu’il conserva jusqu’en 1715. Cette unification permit l’harmonisation souhaitée. Le règne de Louis XIV marqua ainsi véritablement la naissance du corps des ingénieurs du Roy. Créé par Louis XIV en 1691, le département des fortifications fut maintenu par Louis XV. Quand Le Peletier quitta ses fonctions en 1715, un officier de cavalerie, le marquis d’Asfeld, futur maréchal, lui succéda et resta en poste jusqu’à sa mort en 1742.
La tâche des ingénieurs fut lourde pendant ce règne, car il leur fallut sans cesse adapter le système de fortifications aux modifications de frontières. Dès 1676, ils se distinguèrent autour de la personne de Vauban, dans la guerre de siège pratiquée en Flandre contre les Espagnols au cours de la guerre de Hollande (1672-1678). Les guerres de la Ligue d’Augsbourg (1689-1697) puis de Succession d’Espagne (1701-1713) leur offrirent à nouveau l’occasion de se distinguer car l’art de l’attaque et de la défense des places y joua un rôle essentiel. Ainsi, ils entrèrent de plain-pied dans le processus de célébration de la machine de guerre la plus formidable d’Europe. Les places fortes furent représentées en maquettes au 1/600e, les plans en relief, à partir de 1668 à l’initiative de Louvois. Outils architecturaux et outils stratégiques, elles permettaient d’étudier les projets de travaux et de simuler les sièges, mais participaient également au prestige du roi. Il n’est fait aucune mention d’un plan en relief de Saint-Jean-Pied-de-Port dans l’inventaire établi qui recense plans existants et disparus26.
Durant les dernières années du XVIIe siècle, quelques ingénieurs commencèrent à se spécialiser dans les relevés cartographiques et topographiques, concurremment aux relevés à très grande échelle qu’ils effectuaient lors de la construction ou de la modernisation des places fortes. Parmi eux se distinguèrent les Masse, le père Claude (1652-1737) puis ses deux fils, François-Félix, ingénieur en 1726, mort en 1757 et Claude-Félix, ingénieur en 1731, retiré en 1777, qui furent chargés à partir de 1688 du relevé des côtes de l’océan. Le corps des ingénieurs topographes militaires ne prit véritablement consistance qu’en 1777 sous Louis XV.

Clerville et Vauban occupèrent donc successivement les fonctions de Commissaire général aux fortifications durant le règne de Louis XIV :
- Clerville (Louis Nicolas, chevalier de) : ingénieur du Roy, 1610-1677, Commissaire général aux fortifications. Commençant sa carrière comme chevalier de Malte de minorité, il servit sur les galères en Méditerranée. Sous Louis XIII, il combattit pendant la guerre de Trente Ans, comme officier d’infanterie dans le régiment de Noailles. Ingénieur du Roy après 1643, il établit des cartes en Auvergne. En 1649, attaché à Mazarin il combattit en Guyenne contre la Fronde. Sergent de bataille en 1650, maréchal de camp en 1652, il dirigea en chef les travaux des ingénieurs à de nombreux sièges en Lorraine, Champagne et Flandres : Sainte-Menehould où il rencontra Vauban, Stenay, Dunkerque. Après la Fronde, il eut la responsabilité de la construction de deux citadelles à Marseille, dont le fort Saint-Nicolas construit de 1660 à 1668. Il était alors considéré, après la mort d’Argencourt, comme le meilleur des ingénieurs. Dès cette date, Mazarin qui l’appréciait, décida de créer en sa faveur la charge de Commissaire général aux fortifications, ce que Louis XIV réalisa en 1662, faisant de lui le premier ingénieur de Sa Majesté. Il occupa ce poste pendant de longues années durant lesquelles il essaya de développer son propre style de construction. A partir de 1663, il travailla au « canal des deux mers ». Mais ce brillant combattant de la guerre de Trente ans ne réussit pas, l’âge venant, à s’adapter aux exigences nouvelles de l’art de la fortification. Très attaqué pendant les dernières années de sa vie, il perdit la confiance de Louvois et ne donna plus guère son avis que dans le département de la Marine, celui de Colbert. Lors de la conquête des Flandres durant la guerre de Dévolution contre l’Espagne (1667-1668), son projet de citadelle de Lille, qui avait ouvert ses portes au roi de France en août 1667, ne fut pas retenu par le roi qui préféra celui présenté par Vauban de citadelle pentagonale anthropomorphique27. Dès 1668, Vauban qui s’était ainsi imposé à l’attention du roi et de Louvois, le remplaça de fait comme conseiller auprès du secrétaire d’État à la guerre. Se sentant supplanté par Vauban, Clerville se retira dans son gouvernement d’Oléron en 1671, tout en conservant sa charge de commissaire général aux fortifications jusqu’à sa mort en 1677. Il fut remplacé dans cette fonction en 1678 par Vauban qui l’assumait de fait depuis une décennie.

- Vauban (Sébastien Le Prestre) seigneur de Vauban, ingénieur du Roy, 1633-1707, commissaire général aux fortifications, maréchal de France. Né en 1633 à St Léger près d’Avallon dans l’Yonne, de petite noblesse du Morvan, Vauban possédait, à l’en croire, une assez bonne teinture des mathématiques et des fortifications. Les hasards de la naissance et de la guerre lui valurent de commencer sa carrière, en 1651 à l’âge de dix-sept ans, en affrontant les armées du roi, comme cadet dans l’armée de la Fronde sous Condé. Capturé dans une embuscade en 1653, il fut présenté à Mazarin qui, ayant appris sa connaissance de la fortification, le recruta dans l’armée royale. Participant alors à pas moins de quatorze sièges sous les ordres du chevalier de Clerville, il fut blessé plus d’une douzaine de fois. Sa première mission fut de reconquérir en 1654 la place de Sainte-Menehould, à la fortification de laquelle il avait travaillé peu auparavant. C’était le premier siège auquel Louis XIV, âgé de 14 ans assistait. En 1655, après avoir fait ses preuves au siège de Landrecies, il obtint son brevet d’ingénieur ordinaire du Roy. Il servit pendant tous les sièges qui suivirent « avec autorité sur les troupes, l’artillerie, les bombes, les sapeurs et les mineurs ». Il fut blessé successivement aux sièges de Valenciennes en 1656, de Montmédy en 1657, de Douai en 1668 où il reçut un coup de mousquet à la joue gauche dont la cicatrice marquant son visage est visible sur tous ses portraits. Il consacra ainsi sa vie à la conduite de sièges et à la construction de places fortes.
Esprit synthétique, Vauban s’inscrivit dans la continuité des ingénieurs, constructeurs de fortifications, qui l’avaient précédé. Il mit à profit les années de paix qui suivirent le traité des Pyrénées en 1659, pour étudier plus avant les règles de la fortification. Ainsi, formé par le chevalier de Clerville pendant ses premières années d’activité comme ingénieur, il fut surtout influencé par trois théoriciens dans l’art de la fortification, Jean Errard, Antoine de Ville et surtout Blaise comte de Pagan dont il adopta les principes, notamment l’adaptation au terrain du tracé bastionné et l’échelonnement en profondeur de la défense, principes que le chevalier de Clerville semblait ignorer. Développant leurs idées, il appliqua leurs théories en les perfectionnant pour inventer une architecture militaire remarquable. Il s’appropria la voie ainsi tracée qu’il transcenda. Avec lui l’architecture bastionnée, seule parade réellement efficace contre le canon qui faisait brèche, devint une véritable science que le maréchal porta à son apogée. Vauban marqua d’une empreinte si profonde les fortifications de l’époque moderne qu’il s’imposa comme le véritable maître de l’art de la fortification à un point tel qu’on lui attribue nombre de places fortes qu’il n’a pas construites et que sa renommée a éclipsé celle de ses prédécesseurs.
En 1663, le roi attacha directement Vauban à son service en lui donnant une compagnie dans le Royal Picardie. Ainsi, il pouvait être appelé à diriger lui-même des sièges. Ce fut à Lille en 1667, qu’il se fit vraiment connaître du roi, de Louvois et de Colbert. Lors de la conquête des Flandres, après la prise de Lille, face au projet de citadelle carrée présenté par Clerville, le roi choisit le projet de citadelle pentagonale de Vauban. Ce fut le début d’une véritable tension entre Clerville et Vauban qui finit par avoir la prééminence. Le roi nomma Vauban gouverneur de Lille et responsable de l’ensemble des places fortes françaises. Le siège victorieux de Maastricht en 1673, lui permit de s’illustrer en menant les attaques selon des principes nouveaux. Cependant, promu Brigadier d’infanterie en 1674, maréchal de camp en 1676, il ne devint officiellement Commissaire général aux fortifications que le 4 janvier 1678, après la mort du chevalier de Clerville. Il reconstruisit, « releva et accommoda » de 1681 à 1682 la citadelle de Saint-Martin de Ré, qui fut quasiment terminée en un an sur un plan carré de 280 mètres de côté avec un bastion à orillons à chaque angle. Au cours du conflit avec l’Espagne des années 1683-84 provoquée par la politique des « Réunions » de Louis XIV, Vauban après avoir participé au siège de Courtrai, assura le salut du royaume en s’emparant de la forteresse du Luxembourg, réputée inexpugnable et assiégée depuis décembre 1683, qu’il attaqua le 28 avril. Sa capitulation le 4 juin 1684 permit la signature de la trêve de Ratisbonne. Vauban la fortifia alors en réparant tous les ouvrages espagnols pouvant être intégrés dans son projet et il construisit des casernes pour éviter les inconvénients pour les soldats de la vie en « garni ».
Malgré sa conclusion favorable, la guerre de Hollande, terminée en 1678 par les deux traités scellant la paix de Nimègue avec l’Espagne et les Pays-Bas, qui marquèrent l’apogée de la puissance de Louis XIV en Europe, n’avait pas résolu tous les problèmes. Elle avait notamment avait révélé la vulnérabilité de la frontière avec l’Espagne sur les Pyrénées, que la guerre de 1683-84 avec l’Espagne avait confirmée. Ces conflits avaient à nouveau posé, vingt ans après le traité des Pyrénées, la question du renforcement de la frontière pyrénéenne. Aussi est-ce durant ces dix années de paix relative qui séparent le traité de Nimègue de 1678 et le déclenchement en 1688 de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, juste avant et juste après ce conflit avec l’Espagne des années 1683-1684, que se déroulèrent les inspections de Vauban en Guyenne et sur la frontière des Pyrénées du Roussillon à la Navarre. Dans un mémoire adressé au roi dès novembre 1678, Vauban, qui venait d’être nommé Commissaire Général aux Fortifications, avait souligné la nécessité de renforcer les frontières en commençant par la constitution d’un « pré carré » sur la frontière des Pays-Bas. A partir de 1679, il inspecta la frontière des Pyrénées, dont la vulnérabilité venait d’être soulignée, en commençant par le Roussillon, récente acquisition française. Il y créa la place de Mont-Louis-en-Cerdagne avec sa ville et sa citadelle, et la place de Villefranche-de-Conflent. Il y modifia le fort de Bellegarde barrant le col du Perthus et le fort de Lagarde près d’Amélie-les-Bains. L’année suivante, en 1680, il conduisit une première inspection des fortifications des Pyrénées occidentales, notamment de Bayonne où il prescrivit la construction d’une citadelle. Peu après la trêve de Ratisbonne, Vauban revint dans les Pyrénées occidentales. Il séjourna en octobre 1685 à Bordeaux où il conçut un plan ambitieux d’un ensemble de fortifications, dont Bordeaux était le centre et comprenant la citadelle de Blaye, Fort Pâté, Fort Médoc et le Château Trompette. Fin 1685, il préconisa, autour de la place de Bayonne et de sa nouvelle citadelle, de rénover l’ensemble des fortifications avec les forts d’Hendaye et de Socoa, la place de Navarrenx et la citadelle de Saint-Jean-Pied-de-Port. Sur la base du mémoire qu’il rédigea, les travaux y commencèrent sur ordre du roi transmis par Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, fils du Grand Colbert, en janvier 1686. Début 1686, Vauban alla inspecter les travaux du canal des deux mers.
Ainsi, sous Louis XIV, un colossal programme de fortifications fut réalisé sur l’ensemble de la province d’Aunis, Poitou, Saintonge, Guyenne, Navarre et Béarn dont l’ingénieur François Ferry était l’ingénieur général de 1679 à sa mort en 1701. Il fut l’artisan efficace de l’ensemble cohérent de fortifications conçu par Vauban. Le cartographe Claude Masse travailla plus de vingt ans comme dessinateur de Ferry qu’il suivit de Picardie en Guyenne, puis poursuivit sa carrière dans une fonction proche de Vauban. Ferry, cependant, architecte de formation et non ingénieur militaire, qui avait commencé sa carrière sous de Clerville et appartenait au département de la Marine, n’adhérait pas entièrement aux conceptions de Vauban. Ses réalisations sont marquées d’un style plus archaïsant. Vauban laissait une marge d’initiative certaine à ses ingénieurs auxquels il reconnaissait la capacité, grâce à leur présence permanente sur le chantier, de mieux percevoir avantages et inconvénients pratiques des solutions retenues.
Promu lieutenant-général en 1688, Vauban participa dès octobre de cette même année aux sièges de Philippsburg, puis de Mannheim et de Franckenthal, au cours de la campagne de la ligue d’Augsbourg en Palatinat. En 1691, lors de la création du Département des Fortifications des places de terre et de mer confié à Michel Le Peletier de Souzy, Vauban resta, en sa qualité de Commissaire général aux fortifications, l’ingénieur principal du royaume. Vauban avait souhaité cette réforme et entretenait de bons rapports avec le Directeur général des fortifications dont il dépendait directement. Le roi recevait le directeur général des fortifications tous les lundis en fin d’après-midi, sur la base des mémoires par lesquels le commissaire général des fortifications, Vauban, soumettait ses propositions. Entré à l’académie des Sciences en 1699 comme membre honoraire, fait Maréchal de France en 1703 à l’âge de 70 ans, Vauban fut mis à la retraite en 1706. Il mourut en 1707. Son cœur, conservé jusqu’alors à l’église de Bazoches, fut porté aux Invalides en 1808 sur ordre de l’empereur Napoléon et placé au cours d’une imposante cérémonie dans un mausolée érigé à droite sous le dôme vis-à-vis de celui de Turenne.
La période d’activité de Vauban coïncida avec le règne de Louis XIV28. En cinquante ans, entre 1655 date à laquelle il reçut le brevet d’ingénieur ordinaire du Roi et 1706 date de sa mise en retraite, il assura la construction ou la réorganisation de cent soixante places fortes tout en dirigeant quarante-huit sièges. Grâce aux talents à la fois de stratège, de tacticien, d’architecte et d’ingénieur de Vauban, la France eut alors la capacité de dominer toutes les autres puissances. Vauban a laissé de nombreux écrits. Quand il inspectait une fortification, Vauban rédigeait sur place un mémoire qu’il adressait au ministre, Louvois ou Colbert, avec une lettre. Voyageur infatigable, il parcourait deux mille kilomètres par an en inspections. C’est vers 1685 qu’il mit au point une basterne, sorte de chaise de voyage, portée par deux chevaux, conçue pour deux passagers assis vis-à-vis, afin de pouvoir travailler en se déplaçant en dictant ses documents à son secrétaire. Il rédigea de 1681 à 1698 plus de cent cinquante mémoires.
Il rédigea deux traités didactiques sur la poliorcétique, mais aucun traité sur l’art de la fortification. Le plus connu de ces ouvrages est le Traité des sièges et de l’attaque des places.29 Ce manuscrit était destiné à l’éducation du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV. Il le mit au point en 1704 en enrichissant de ses propres innovations en poliorcétique, un premier Mémoire sur la conduite des sièges commandé par Louvois, qu’il avait commencé en 1669. Soucieux d’économiser la vie de ses hommes, Vauban y développe une approche rationnelle du siège qu’il décompose en une suite logique de douze phases, définissant ainsi la forme classique de l’attaque, qui resta en usage jusqu’au milieu du XIXe siècle, associant anticipation, travail méthodique et maîtrise des dernières techniques. Gardant en mémoire la mort inutile, devant Maastricht en 1673, de d’Artagnan lancé avec les gardes françaises trop tôt à l’assaut alors que les travaux de siège devaient contraindre le gouverneur à la reddition quelques jours plus tard, Vauban chercha toujours à épargner les vies et à mettre au point les moyens de protéger la progression de ses troupes au cours des sièges, quitte à faire des travaux supplémentaires. Il apporta trois perfectionnements décisifs à la technique du siège: les parallèles expérimentés dès Maastricht en 1673, les « cavaliers de tranchée » inventés en 1684 lors du siège de Luxembourg et le tir à ricochet expérimenté devant Philippsburg en 1688 : en disposant ses pièces de manière à prendre en enfilade les batteries adverses et en employant de petites charges de poudre, un boulet peut avoir plusieurs impacts, comme s’il rebondissait, et ainsi balayer d’un seul coup toute une ligne de défense au sommet d’un rempart, canons et servants à la fois. En tant que défenseur, il y trouva une parade en construisant des traverses perpendiculairement aux remparts. Il estimait que la durée moyenne d’un siège était de 48 jours et qu’en conséquence toute citadelle devait être organisée pour soutenir un siège d’une telle durée. Mais le plus novateur dans le Traité, est l’approche rationnelle du siège développée par Vauban, avec ses douze phases: investissement, installation de l’armée de siège avec « contrevallation » et « circonvallation », reconnaissances, travaux d’approche avec 1re, puis 2e parallèles, installation des batteries, 3e parallèle, occupation du chemin couvert, préparation de l’assaut, descente au fossé et finalement un assaut, souvent rendu inutile par la capitulation. S’inscrivant pleinement dans la révolution scientifique qui s’était opérée sous l’égide de Descartes puis de Pascal, Vauban concevait la prise d’une place forte comme une oeuvre rationnelle qui, si elle relevait d’une mécanique guerrière, obéissait également à la règle des trois unités de lieu, d’action, et de style, qui définissent la tragédie classique. Ce traité reste le plus classique de tous les traités militaires comme Vauban demeure le plus grand ingénieur militaire que la France n’ait jamais connu. Homme de son temps, un siècle où la violence se vit presque au quotidien dans des guerres continuelles, Vauban pensait, lui, à « économiser » la vie des ses hommes. Il a toujours recherché les moyens capables de protéger la progression de ses troupes et généralisé l’emploi des tranchées et levées de terre. Novateur, Vauban développa une approche rationnelle du siège, qu’il décomposait en une suite logique de douze phases nécessitant au plus quarante-huit jours. Il définit ainsi la forme classique de l’attaque qui resta en usage jusqu’au milieu du XIXe siècle.
Concernant la défense des places, toute la pensée de Vauban réside dans l’absence de formalisme doctrinal et de schéma préétabli. Ses citadelles se caractérisent surtout par leur parfaite adaptation à la configuration du terrain et à la tactique prévisible de l’ennemi. Aucune ne fut réalisée conformément à la théorie, car Vauban combinait les systèmes pour tirer le meilleur parti des conditions locales. Selon ses propres termes, « l’art de la fortification ne consiste pas dans des règles et des systèmes, mais uniquement dans le bon sens et l’expérience ». Pour lui cet art de la fortification, essentiellement pragmatique, reposait sur deux grands principes : d’abord, une parfaite adaptation au terrain, ce qui en montagne le conduisit à réaliser des forteresses dont les caractéristiques échappent à toute norme, ensuite l’échelonnement de la défense en profondeur, ce qui l’amena à construire des ouvrages de plus en plus complexes. Il porta ainsi à son apogée l’art de la fortification remparée, bastionnée et échelonnée en profondeur, qui avait été développé et théorisé par ses prédécesseurs, Errard, Antoine de Ville, Pagan. Alors qu’il se défendait de tout dogmatisme, les théoriciens de son œuvre y distinguèrent trois manières, dont chacune est un perfectionnement du précédent :
* Dans la première manière30, simple application des procédés de ses prédécesseurs, notamment de Pagan, chaque face de bastion continue à être défendue par le tir des pièces placées sur le flanc du bastion voisin et les feux des flancs des bastions encadrant se croisent devant les courtines. Entre les bastions, est installée une demi-lune isolée de la courtine qu’elle couvre et qui est elle-même couverte par les tirs des bastions encadrant. L’ensemble est cerné de fossés. Une galerie souterraine relie les ouvrages avancés entre eux et avec la partie centrale. La citadelle de Bayonne, construite après l’inspection de la place conduite par Vauban en 1680 est un exemple représentatif de ce système.
* Dans la deuxième manière, Vauban dissocie l’action lointaine de la défense rapprochée en constituant deux enceintes parallèles, échelonnées en profondeur. A l’intérieur, « l’enceinte de sûreté », chargée de la défense rapprochée, comprend la courtine décomposée en tours bastionnées, couvertes en avant par des contre-gardes. A l’extérieur, « l’enceinte de combat », destinée à l’action lointaine, se compose de bastions détachés reliés par des tenailles, en avant desquels sont construites des demi-lunes qui les couvrent, l’ensemble étant entouré d’un chemin couvert, équipé de places d’armes au-delà d’un fossé, qui constitue la troisième enceinte, « l’enceinte de défense ». La citadelle de Belfort en est l’exemple.
* La troisième manière est un perfectionnement de la deuxième : entre les tours bastionnées, la courtine de l’enceinte est elle-même faite de redans successifs qui créent de nouveaux fronts battus par des batteries en casemate et en barbette ; les demi-lunes sont dotées de réduits isolés eux-mêmes entourés de fossés. Les tenailles mises au même niveau que les contre-gardes forment avec elles l’enceinte intermédiaire La place forte de Neuf-Brisach, construite ex nihilo en 1699 sur le plan choisi par Louis XIV lui-même parmi les trois projets qui lui furent soumis, est l’exacte et unique application de ce système.
Sous Louis XIV, le rôle des fortifications commença aussi à évoluer au plan stratégique. Vauban ne fut pas seulement un architecte génial. Ses fortifications s’inscrivaient dans une conception d’ensemble également novatrice, tant de la stratégie générale et opérationnelle que de la tactique et de la logistique. Au plan de la conception de la défense du royaume, Vauban fut le premier à avoir une vue globale sur le rôle stratégique des places fortes. Il délaissa le système des « Portes », en honneur sous Louis XIII, qui consistait à contrôler les points sensibles aux frontières et les points clefs sur les axes de pénétration, en y établissant des forteresses qui interdisaient l’accès au royaume de France. Il préféra rechercher la protection globale du royaume en établissant à la frontière une double ligne de fortifications qui s’appuyaient et se couvraient mutuellement. La « ceinture de fer » pensée, voulue et réalisée par le Premier Ingénieur du Roy, a largement fait ses preuves lors des guerres de Louis XIV. Cette réalisation avait été amplement préparée par les soins appliqués de Henri IV et Louis XIII et de leurs ingénieurs qui, selon la formule de Vauban, avaient veillé à « la sûreté des pays de l’obéissance du Roy ». Vauban implanta, notamment de Calais à la Meuse de Mézières, le « pré carré », un quadrillage de deux lignes de places fortes qui couvraient les itinéraires de pénétration sur ces deux cents kilomètres de frontières sans obstacle. De même il construisit, ou remania, de multiples places fortes sur tout le territoire français dont l’ensemble Bayonne, Navarrenx, Hendaye, Socoa, Saint-Jean-Pied-de-Port. Sa grande œuvre civile fut le « Canal de communication des deux mers » reliant Atlantique et Méditerranée, dont le concepteur, Pierre Paul Riquet, mourut en 1680.
Au plan de la stratégie opérationnelle, la citadelle ne se contentait plus de tenir une ville ou un territoire. Elle devait, de surcroît, constituer un pivot autour duquel les armées en campagne manoeuvraient et qu’elles venaient renforcer en cas de siège prolongé. Au plan tactique, la défense d’une citadelle ne devait plus être fixe mais mobile : s’articulant autour des enceintes successives de défense, de combat et de sûreté, elle devenait une défense mobile en profondeur, ponctuée de contre-attaques. Les fortifications continuaient, comme par le passé, à assumer la mission première de contrôle d’un espace, mais elles commencèrent aussi à constituer des bases où se concentraient aux frontières, hommes et matériels prêts pour une guerre offensive éventuelle. Comprenant arsenal et dépôts de vivres et de munitions, elles assumaient le rôle nouveau de base de rassemblement et de base logistique au profit d’armées en campagne, engagées dans des opérations offensives.
Cette tendance se poursuivit au XVIIIe siècle durant lequel on assista au retour de la guerre de mouvement, ce qui imposa un début de renouvellement de l’art militaire et confirma la modification du rôle des places et citadelles. Aussi les successeurs de Vauban construisirent peu et se contentèrent de perfectionner les tracés géométriques de sa troisième manière. Créé par Louis XIV en 1691, le département des fortifications fut maintenu par Louis XV. Quand Le Peletier quitta ses fonctions en 1715, le marquis d’Asfeld lui succéda. Il resta en poste jusqu’à sa mort en 1742. Un nouvel intérêt pour les fortifications se manifesta au milieu du XIXe siècle avec l’apparition du concept de la « fortification éclatée » et des « places à forts détachés », qui rendit définitivement caduque la guerre de siège. A la fin du siècle enfin, apparut une innovation, celle des camps retranchés, vastes zones de bivouac, adjacents à une place forte et protégés par une ceinture d’ouvrages de fortification de campagne, permettant le rassemblement d’armées nombreuses qui pouvaient se lancer dans des opérations offensives d’envergure à partir de ces camps retranchés. La fortification bastionnée conserva tout son intérêt jusqu’à la révolution technique que l’expansion industrielle du XIXe siècle provoqua dans les performances des matériels d’artillerie. Devenus capables de bombarder une place à plusieurs kilomètres de distance, ils rendirent obsolètes les fortifications bastionnées et remparées ainsi que les villes à enceintes.
En outre, les fortifications du XVIIe siècle, répondant au triple souci de solidité, commodité et beauté, « Firmitas, Utilitas, Venustas », étaient l’expression de la puissance royale. Par leur aspect monumental, elles participaient au prestige du souverain. Elles rappelaient à tous les Français qu’ils étaient les sujets d’un royaume fort et uni. Par la cohérence et la puissance du système défensif des frontières qu’elles exprimaient, et que la galerie des plans en relief mettait en exergue, elles participaient d’une stratégie que l’on peut qualifier de dissuasive. Aussi les travaux de fortification intéressaient-ils les rois qui travaillèrent en étroite collaboration avec leurs ingénieurs. Réciproquement les rois disposèrent, dans des domaines d’une grande variété, d’experts d’une excellente qualité dont certains comptent parmi les grands inventeurs en sciences mécaniques ou en cartographie.

* * *

Ainsi né au XVIe siècle en réponse aux progrès que canons et bombardes venaient de connaître à la fin du Moyen-Âge, le bastion associé au rempart conserva tout son intérêt jusqu’au XIXe siècle. Il domina l’art de la fortification durant les trois siècles qui séparèrent les deux révolutions que connut l’artillerie.
Les progrès notables de la métallurgie à la fin du Moyen-Âge conférèrent à l’artillerie la capacité de renverser les murailles et les châteaux forts médiévaux. Une telle révolution dans son efficacité et son emploi de l’artillerie, au milieu du XVe siècle, donna une issue favorable à la guerre de Cent ans. Après avoir tenté en vain de s’adapter à cette nouvelle menace, le château fort médiéval fut progressivement remplacé par la fortification bastionnée et remparée, produit de l’essor culturel et intellectuel de la Renaissance. Les prémices du bastion apparurent dans Italie au XVIe siècle, produit de l’effervescence intellectuelle de la Renaissance. Les principes en furent posés face à l’efficacité de l’artillerie française engagée dans les guerres d’Italie. Un nouveau tracé dit « tracé italien » apparut. Une école et une génération d’ingénieurs italiens, spécialistes de ce nouvel art de la fortification, virent le jour et conquirent l’Europe. Comme tous les autres souverains, les rois de France engagèrent à leur service à partir des années 1540 des ingénieurs italiens, auxquels s’adjoindrent quelques spécialistes français. Alors que les principes en avaient été posés dès le XVIe siècle, il fallut plus d’un siècle à l’art et la science du bastion pour atteindre son apogée, représentée par la forteresse défilée de Neuf-Brisach, construite par Vauban à l’aube du XVIIIe siècle. Mais, contrairement à l’idée que « tout commence véritablement avec Vauban », il y eut un service royal des fortifications en France à partir du XVIe siècle. Au XVIIe siècle, Henri IV et Sully créèrent, en se fondant sur cet acquis, une école d’ingénieurs français qui fut développée à l’époque du Baroque. Le service des fortifications connut un véritable essor sous Louis XIII et Richelieu. Il passa d’une douzaine d’ingénieurs en 1600 à une cinquantaine vers 1650, grâce à la richesse de la France et à son développement scientifique et en raison de la vulnérabilité de ses frontières. Ces ingénieurs, parmi lesquels de remarquables théoriciens, firent évoluer les principes de la fortification à la française et les concepts défensifs associés, préparant à Vauban une voie qu’il suivit avec génie et pragmatisme,. Ainsi le Commissaire général aux fortifications de Louis XIV fut précédé, à partir de 1600, par de nombreux précurseurs de grande qualité, parmi lesquels les plus célèbres furent Errard sous Henri IV, puis d’Argencourt, de Ville et Pagan sous Louis XIII. Théoriciens et praticiens, s’appuyant sur les acquis de l’école italienne, exploitant les découvertes les plus récentes des mathématiques, marqués par l’esprit de géométrie du siècle, ils firent montre d’autant d’empirisme que d’esprit d’innovation. Architectes, ingénieurs et géographes, ils mirent progressivement au point les règles et les principes de la fortification bastionnée à la française, que Vauban porta au niveau de la perfection, en réalisant de véritables chefs d’œuvre. Ils construisirent partout aux frontières de la France de nombreuses forteresses, garantes de la sécurité du royaume et expression de la puissance du roi, dont, malheureusement, fort peu sont parvenus jusqu’à nous.
1 Cf. source manuscrite n° 04-a.
2 Cf. sources publiées n° 41 à 45.
3 Cf. M. de Lombares et généraux Renauld, Cazelles, Boussarie, Coulloume-Labarthe, bibliographie n° 08.
4 Jean Bureau, né vers 1390 en Champagne, passé au service de Charles VII en 1436, seigneur de Montglas, maître de l’artillerie, conseiller du roi, maître des comptes, puis trésorier de France, mort à Paris en 1463 ; Gaspard Bureau, seigneur de Villemomble, rallié à Charles VII en même temps que son frère, commence sa carrière dans l’administration financière, maître et visiteur de l’artillerie du roi, mort en 1469.
5 Voir planche n° 4.
6 Les canons du début du XIXe siècle ont les correspondances suivantes : pièces de 1 : 50 mm, de 4 : 75 mm, de 6 : 96 mm, de 8 : 106 mm, de 12 : 121 mm, de 16 : 134 mm, de 24 : 153 mm.
7 Cf. N. Faucherre, Sp. 42.
8 Canonnière: Les meurtrières, dès le XVe siècle, prirent le nom de canonnières, même quand leurs dimensions ne permettaient pas leur usage par des armes de gros calibre.
9 Pierre IV d’Aragon après avoir annexé le Roussillon en 1344, avait transformé le palais des rois de Majorque en forteresse entouré de quatre puissantes tours d’angle quadrangulaires.
10 Cf. P. Rocolle, Bibliographie n° 21.
11 Voir Planche 5.
12 Voir glossaire en fin de document.
13 Cf. R. Parisel, source publiée n° 44 (op. cit.).
14 Cf. D. Buisseret, Bibliographie n° 14 (op. cit.).
15 Lors du partage de l’empire de Charles Quint, Philippe II, avait en 1556 hérité des provinces des Pays-Bas en même temps que de la couronne d’Espagne.
16 Cf. BNF, Cartes et Plans, Ge C 1758.
17 Cf. J.F. Pernot, Sp. 44.
18 Cf. J.F. Pernot, Bbl. 19.
19 Cf. J.F. Pernot, Bbl 17 et Bbl 18..
20 En 1637, René Descartes, qui vivait en Hollande depuis 1629, publia à Leyden (Pays-Bas) le ‘Discours de la méthode’ qu’il avait rédigé à Utrecht.
21 Voir glossaire.
22 soit 80 mètres, car 180 pas géométriques équivalent à 250 mètres.
23 Cf. J.F. Pernot, Sp. 45.
24 Cf. D. Buisseret, Bibliographie n° 14 (op. cit.).
25 Cf. A. Blanchard, Sp. 41 et Sp. 42 (op. cit.).
26 Cf. inventaire établi par Antoine de Roux et inséré dans « Les plans en relief des places du Roy », Bibliographie n°.23.
27 Voir planche n° 7.
28 A cette époque, l’autre grand ingénieur militaire européen fut le Hollandais Menno van Coehoorn (1641-1704). Concepteur d’une architecture bastionnée originale, appelée le « nouveau système néerlandais », il fut surnommé le « Vauban hollandais ». Il se distingua notamment contre Vauban en 1692 dans la défense de Namur.
29 Cf. N. Faucherre, Sp. 43.
30 Voir Planche n° 6.

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